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Nous avons le nombre !

En coulisse

Le jeu diplomatique obéit à un certain nombre de règles, soit. Le dialogue est préférable à l’affrontement physique, c’est une évidence. La Suisse se distingue par sa qualité de pourvoyeuse de bons offices, bien. Mais faut-il pour autant s’abstenir de tout sens critique, quand une rencontre internationale se déroule sur notre territoire? Depuis l’annonce du sommet Biden-Poutine, on assiste à un emballement médiatique sans précédent. On s’extasie, on parle sécurité, propreté, logistique, réputation de la place genevoise sur la scène internationale, etc. Plus fort que l’accueil d’un match Federer-Djokovic, plus fort que Johnny au parc La Grange ou que Metallica à Palexpo, the event of the events: Biden–Poutine live in Geneva!

Pourtant il ne s’agit pas d’un match confrontant des sportifs de haut niveau ni d’un concert de rock stars. Mais bien d’une rencontre entre deux des plus grands fauteurs de troubles planétaires! La place manque ici pour détailler la responsabilité des deux prestigieux invités dans la mort et la souffrance de millions de nos contemporain·es. On citera tout de même – à tout saigneur tout honneur – les dizaines de milliers de Tchétchènes tué·es par l’armée russe de Poutine, les dizaines de milliers de Syrien·nes massacré·es par les troupes de Bachar El Assad grâce à son indispensable soutien, les assassinats d’opposant·es multiples et variés…; côté Biden, plus frais au poste, on rappellera que sa première grand action internationale a consisté à poser son veto aux résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU condamnant les récents crimes de guerres israéliens, permettant ainsi la prolongation des bombardements sur Gaza; avec Biden, comme avec ses prédécesseurs, le soutien à la politique d’apartheid du gouvernement israélien demeure sans failles; on rappellera que le gouvernement des USA continue à mettre à genoux les peuples d’Amérique latine, du Moyen-Orient, et à faire payer très cher ceux qui résistent. Genève qui vient d’accueillir une statue itinérante de Julian Assange doit aussi se souvenir que Biden vice-président d’Obama fut (et est toujours) un des plus acharnés partisans de sa condamnation. Les deux gouvernements sont aussi les deux plus grands exportateurs d’armes, et parmi les plus gros pollueurs du monde. Notre canton abrite les conventions de Genève que les deux gouvernants invités foulent allégrement aux pieds.

Dans ce contexte, on ne peut qu’être choqué devant l’interdiction faite à tout cortège de protestation de défiler sur le territoire genevois! A peine concède-t-on un espace clos sur la plaine de Plainpalais pour un rassemblement immobile, sous haute surveillance. Exit donc le droit fondamental de manifester; exit l’expression massive de solidarité avec les Colombien·nes, les Palestinien·nes, les Tchétchènes, les Syrien·nes, les Vénézuélien·nes, les Cubain·es, les Ukrainien·nes, les Russes et les Américain·es dissident·es, etc. Exit l’affirmation des valeurs démocratiques dans notre canton. Il y a trente-cinq ans, un autre sommet, Reagan–Gorbatchev avait vu des milliers de citoyen·nes défiler de manière pacifique au slogan de «Reagan-Gorbatchev, le monde n’est pas à vous!» La démocratie avait fonctionné. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. A l’heure des nouvelles lois «antiterroristes» et de la surveillance accrue de la population, on ne peut qu’être inquiet. Les scénarios de science-fiction dystopique (anticipation) se concrétisent chaque jour plus, comme dans un épisode de Black Mirror.

Comment Genève et la Suisse, parangons de la liberté d’expression et des droits démocratiques, assument-elles cette contradiction? Le mystère demeure. Heureusement, plusieurs élu·es et citoyen·nes font entendre leurs protestations. Celles-ci parviendront-elles aux oreilles des deux monarques? On peut en douter. Influeront-elles le conseiller d’Etat chargé de la police? On doit l’espérer. Car notre canton ne peut sortir la tête haute de ce sommet – dont on ignore finalement la finalité (partage du monde tacite? Gentlemen’s agreement entre ennemis? Business as usual?) – que si des citoyen·nes de toutes origines peuvent y faire contrepoids dans la rue. C’est par l’ampleur d’une manifestation digne de ce nom, que nos valeurs fondamentales pourront être affirmées et défendues. Car comme le chantait Jim Morrison, rebelle éternel: «They got the guns but we got the number1>«Ils ont les armes mais nous avons le nombre»»!

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Opinions Chroniques Dominique Ziegler

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lundi 8 janvier 2018

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