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L’essence, ce n’est pas super!

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Se mouvoir dans la complexité du vivant, des objets et des gens devient compliqué quand la société nous bombarde, chaque seconde, de flots désordonnés d’informations hétéroclites sur ce monde infini. Lequel semble changer de plus en plus vite – du moins, c’est ce que nous ressentons souvent! Pour nous guider, le cerveau classe, trie, schématise, simplifie. D’abord les perceptions et les souvenirs qui le nourrissent: nous regardons une scène visuelle, un son nous en détourne, puis une odeur l’emporte, parce qu’elle évoque une forte émotion passée et une autre scène, sans lien avec l’actuelle. Les émotions sont souvent prioritaires, parce que plus rapides et plus efficaces que le raisonnement pour déclencher une action, laquelle peut-être vitale. Pour éviter une voiture, mieux vaut souvent avoir peur que calculer sa trajectoire!

Pour permettre la vie sociale, l’éducation apprend aux enfants à éprouver et gérer leurs émotions au moyen de multiples conditionnements, par punition ou par récompense, la carotte et le bâton! Le «bien» et le «mal» sont enfoncés dans l’inconscient à coups de pouces dirigés vers le haut ou vers le bas, aussi nuancés que les like et les dislike des réseaux sociaux. Avant même d’être connus, nommés, les lieux, les objets, les animaux, les humains, les contextes sont clivés entre ceux qui rassurent, recherchés, et ceux qui inquiètent, à fuir. Ou bien à agresser, si la fuite est impossible. Au long de notre histoire, notre inconscient se construit de ces conditionnements qui pilotent sentiments et velléités d’actions.

Mais un conditionnement affectif nécessite un stimulus simple et clair, auquel il fournit une réponse stéréotypée. Face à personne inconnue, les premières perceptions ou informations reçues la classent dans des catégories d’appartenance essentialisées, caricaturales, perçues comme favorables ou défavorables. Ainsi, selon les circonstances, la culture et l’histoire de chacun·e, le sexe, l’âge, la couleur de peau, la religion, la langue, le vêtement, la gestuelle, la fortune font tomber l’inconnu·e dans des catégories plus irrationnelles les unes que les autres, tant elles ne sauraient décrire la personnalité à découvrir, marquée dès son apparition.

Quand les perceptions sont collectives, les choses s’aggravent: appartenir au groupe, où l’on se sent rassuré·e, nécessite une allégeance, à confirmer. En particulier en s’opposant à d’autres défini·es par des repères essentialisés qui masquent leurs personnalités et préviennent toute empathie à leur égard. Celles et ceux d’en face seront, selon les cas, évité·es, affronté·es, injurié·es, maltraité·es, dominé·es ou même tué·es, sans hésitation. Spontanément, comme tant de femmes de nos jours, ou sur ordre, comme chez les militaires, les espions, les maffieux et les terroristes.

L’essence de l’ennemi permet d’apprendre à tuer sans savoir qui, à détester sans savoir pourquoi. Ce fût et c’est souvent d’être un·e infidèle, un·e rouge, un·e contre-révolutionnaire, un·e colonisé·e, un·e indigène d’ailleurs, un·e immigrant·e, un·e pauvre… Elle n’obéit à aucune cohérence scientifique de sexe, de race, de religion ou d’économie. Elle s’oppose, bien sûr, à toute l’éducation intra-culturelle à la retenue ou au respect vis à vis du semblable ou de l’apparenté. Les pulsions liées à de multiples conditionnements contradictoires s’opposent entre elles, mais elles dévient aussi le lent cheminement du raisonnement rationnel dans le désordre du cerveau émotionnel.

Grand rationaliste devant l’absence d’éternel, François Jacob comparait le cortex pensant de ce cerveau à un ordinateur monté sur une charrette à cheval, qui cheminerait sur un sentier défoncé. Ce qui anticipe la théorie de Daniel Kahneman, opposant une pensée émotionnelle irrationnelle, inconsciente, rapide à une pensée consciente, rationnelle mais très lente. Mais, là encore, ces conceptions sont trop schématiques: les émotions jouent aussi un rôle fondamental dans la pensée consciente. On en retiendra en tout cas deux leçons: les foules nous mènent au pire et l’essence, ce n’est pas super!

Dédé-la-Science est notre chroniqueur énervant.

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lundi 8 janvier 2018

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