Chroniques

Ricochets

À livre ouvert

Des livres qui, même après avoir été glissés sur les rayons de la bibliothèque, continuent de nous faire signe, nous en connaissons toutes et tous. Que l’on pense à ces livres capables dès la première ligne de nous plonger dans un monde à part. A ceux, parce qu’adorés, que nous voudrions voir dévorés par tout le monde. A ceux encore qui ont infléchi durablement notre façon de penser et d’être. Enfin à ceux dont nous devinons qu’ils ne sont pas comme les autres, sans savoir ce qui les rend si singuliers.

Singulier peut être le livre qui, sans laisser une empreinte profonde, voit sa lecture être prolongée par des effets à la fois vivaces et concrets. Pour utiliser une image commune, je dirais qu’un livre singulier aimante et guide pour un temps donné chaque nouvelle lecture, un peu comme le caillou – bien à plat sur la paume ouverte, tranche en avant – projeté d’un vif coup de poignet aimante et guide notre regard, un ricochet après l’autre.

Un livre-à-ricochets donc, comme il existe des pierres-à-ricochets. Avec une différence de taille: la pierre-à-ricochets, c’est vous qui la choisissez, en fonction de ses qualités propres – poids, forme, texture, taille – et des caractéristiques du plan d’eau, tandis que le livre-à-ricochets c’est un peu lui qui vous choisit, ou plutôt vous jette dans de nouvelles lectures.

Ce printemps, mon livre-à-ricochets est la Correspondance de Hannah Arendt et Mary McCarty1>Hannah Arendt et Mary McCarty, Correspondance 1949-1975, Stock, 1996.. Un échange épistolaire que j’ai lu sans du tout l’annoter – bien qu’habité par la manie des notes marginales – comme si cette lecture tenait toute seule et se suffisait à elle-même.

Ce n’est qu’en plongeant dans un livre beaucoup plus récent d’Arendt, le dernier paru en français2>Hannah Arendt, Penser librement, Payot, 2021., que je perçus, tout d’abord indistinctement puis de plus en plus clairement, l’influence de la lecture du premier. L’endroit où je me trouvais quand je le lisais avait changé. Le ricochet avait opéré. Mary McCarty n’était plus là et pourtant le dialogue continuait. Dans Penser librement, l’auteure semble dialoguer à tout-va: avec le lecteur, avec elle-même, avec les livres qu’elle lit et surtout avec les gens qu’elle côtoie.

Dans un texte écrit à l’occasion des quatre-vingts ans de Heidegger, alors qu’elle revient sur l’importance de l’étonnement, lequel serait rien moins que «le commencement de la pensée», cette entame de déplacement propre au dialogue se perçoit très distinctement. Peut-être parce que tout dialogue est autant irrigué de présence que nourri d’absence et que sans ces deux versants du dialogue il n’en est pas de vrai. Présence donc du vis-à-vis direct, lequel nous repositionne sans cesse, suscitant une pensée étonnée après l’autre. Et absence nourrissante – en vérité tout aussi étonnante – de la chose pensée.

Il faut dire que pour Arendt, «le penser a toujours à faire uniquement avec des choses absentes, avec des questions, des faits ou des événements qui sont dérobés à la perception directe. Si l’on est face à quelqu’un, on perçoit bien sûr sa présence corporelle, mais on ne pense pas à lui.» On ne pense pas à lui mais avec lui et, pensant ainsi ensemble, force est de soumettre «tout ce qui est pensé à un examen critique». Voilà pourquoi la «pensée sape tout ce qui est règle rigide, opinion générale et ainsi de suite». Voilà pourquoi penser de la sorte, c’est «penser sans garde-fou».

De garde-fou vous ne trouverez nulle trace dans La voie du vide et du vent3>Kenneth White et Patrice Reytier, La voie du vide et du vent : un vagabondage planétaire, Rue de l’Echiquier, 2021.. Ultime ricochet de ce «lancer»-ci, la lecture du dernier livre de Kenneth White donne à voir un dialogue nourri entre poèmes et bandes dessinées. A chaque case son élément de prose versifiée venant s’appuyer et dialoguer avec un lieu donné. Parmi mes bandes préférées, choisies pour leur rythme propre et pour les champs respectifs qu’elles ouvrent, il y a Poétique de la pluie: «Aucune poétique de la planète/ne peut négliger les agissements de la pluie/le mouvement et la musique de la pluie.» Ou encore Route 175 Nord: «Route 175 Nord./J’aime cette pure notation mathématique entre deux mots lourds de sens./Le calculable et l’incalculable.»

Deux ricochets4>Soit dit en passant, l’idée de ricochet ici saisie puis jetée, a été tout d’abord glanée dans un autre livre-à-ricochets, L’imagement, de Jean-Christophe Bailly (Seuil, 2020). de plus?

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Alexandre Chollier est géographe et enseignant.

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lundi 8 janvier 2018

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