Chroniques

La fabrique du terrorisme

Transitions

C’est une histoire à répétition. De la «police fédérale de sécurité» dans les années 1970 à la nouvelle «Loi sur les mesures policières contre le terrorisme» (LMT) sur laquelle nous voterons le 13 juin, en passant par l’affaire des fiches en 1989, la surveillance minutieuse des hooligans et des «extrémistes» de tous bords (2005), ou la collecte invasive de données électroniques par le service de renseignement de la Confédération (2015): depuis près de cinquante ans, notre gouvernement s’obstine à vouloir nous enserrer dans un redoutable filet policier. Pour se protéger de quoi ou de qui? Même le Conseil fédéral reconnaît que l’ennemi n’est pas clairement identifiable. En tout cas, les premières tentatives ne visaient pas les terroristes, malgré les actions sanglantes des Brigades rouges ou de Septembre noir. Le Parlement estimait à l’époque que notre valeureuse Helvétie n’avait rien à redouter de ce côté-là. En revanche, elle s’alarmait des atteintes à l’ordre public fomentées par les antinucléaires qui occupaient Kaiseraugst, les autonomistes jurassiens défiant les grenadiers bernois ou les manifestants qui troublaient la quiétude autosatisfaite du Forum de Davos.

En cinquante ans, rien n’a vraiment changé, sauf qu’avec la nouvelle loi, le narratif a évolué: le gradient de la menace se resserre sur la figure de l’islamiste radicalisé, ce qui offre aux obnubilés de la sécurité de meilleures perspectives pour faire adopter le projet par le peuple. Parmi ses adversaires, en revanche, une flopée de juristes éminents met en garde contre la portée extensive des interventions policières et sur les risques d’une dérive coercitive sur la base de simples indices. Avec ces mesures, on entre dans une dynamique d’anticipation, où la présomption de dangerosité se substitue à celle d’innocence. C’est une tendance qui sévit déjà dans le champ pénal, quand la détention se prolonge au-delà de la peine infligée par le juge parce qu’on ne punit plus seulement l’infraction commise mais celle qui pourrait l’être en cas de libération. Celles et ceux qui se trouvent aux prises avec cette logique aléatoire du soupçon, auteurs de délit ou terroristes potentiels, perdent la maîtrise de leur destin, soumis à l’arbitraire du pouvoir. A la limite, ce régime peut faire d’eux des enragés, des criminels endurcis ou des candidats au djihad. Surtout s’il s’agit d’enfants.

Des enfants, parlons-en! Pensons à ceux qui croupissent dans les camps, en Syrie, où sont détenus les anciens combattants de l’Etat islamique, et que notre pays refuse de rapatrier parce qu’ils menaceraient notre sécurité. Sinon eux, du moins leurs mères. L’une d’elles, par exemple, selon nos autorités, «a été mariée à un combattant étranger considéré comme dangereux». Effrayant? Peut-être conviendrait-il d’incarcérer aussi les épouses des criminels pour prévenir la contagion? Quant aux enfants, parfois nés dans la guerre, souvent traumatisés par les horreurs dont ils ont été témoins, qu’on les laisse dans des camps où les djihadistes font encore la loi ou qu’on les fasse revenir en Suisse pour les soumettre aux mesures de surveillance policières prévues dans la LMT, c’est prendre le risque de violer leurs droits, de les priver d’identité et de les livrer à la trouble vocation de martyre islamiste. Peut-être même, simplement, de les condamner à mort. Notre pays agit avec démesure: autant dans l’inaction et le laisser-faire en Syrie que par excès de procédures ici, deux conceptions problématiques de la sécurité.

Le terrorisme ne sort pas de nulle part ni ne surgit à l’improviste dans un espace pacifié, motivé par la seule volonté de tuer au nom d’Allah. Ben Laden et Al-Qaïda furent de purs produits de la politique américaine en Afghanistan, et c’est le désastre de la guerre de George W. Bush contre l’Irak qui engendra le califat de l’Etat islamique. On peut bien s’épouvanter de la menace qui pèse sur notre pays, mais il faut savoir qu’au niveau mondial, les premières victimes des attaques islamistes sont les musulmans eux-mêmes. Selon Amnesty International, ce sont 800 000 morts et 37 millions de déplacés qui ont payé le prix de la guerre contre le terrorisme en riposte aux attaques du 11 septembre 2001.

Et comment ne pas avoir aussi une pensée pour la Palestine? Qui oserait prétendre que la pluie de bombes israéliennes qui tuent les enfants de Gaza n’est qu’une mesure de prévention destinée à freiner leur radicalisation ou à déradicaliser les lanceurs de roquettes, alors que le peuple palestinien subit la colonisation de ses terres et une politique d’apartheid? La lutte contre le terrorisme devrait consacrer la victoire du droit sur l’arbitraire et sur la violence aveugle, mais c’est le contraire qui est en train de se passer. L’Etat de droit vacille. Pas sûr qu’on y gagne en sécurité, mais possible qu’on y perde en humanité.

Au moins faut-il refuser cette loi!

* Ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

Chronique liée

Transitions

lundi 8 janvier 2018

Connexion