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Fausse démocratie

Carnets paysans

Le mois dernier, j’évoquais ici l’appel à l’union entre exploité·es des villes et exploité·es des campagnes lancé par André Léo au cœur de l’insurrection parisienne de 1871 et repris en écho, un siècle plus tard, par Bernard Lambert, leader du mouvement Paysans-Travailleurs, un des groupes phares de la Nouvelle gauche paysanne française. Si je suis revenu sur cet appel à l’union, ce n’est pas seulement par goût de l’antique. C’est aussi qu’il me semble qu’il nous aide à comprendre la situation dans laquelle nous mettent les deux initiatives qui seront soumises au corps électoral le 13 juin prochain et qui proposent, sous des formes différentes, une interdiction généralisée de l’usage des pesticides de synthèse en Suisse.

Il semblait inévitable qu’émergent des propositions du type de ces deux initiatives, tant les autorités en charge et l’organisation professionnelle majoritaire ont traité la question de la dépendance de l’agriculture aux produits chimiques de synthèse avec une légèreté coupable ces quarante dernières années. Deux aspects de cette passion chimique auraient dû, dès longtemps, retenir l’attention des stations de recherche, des responsables politiques et de l’Union suisse des paysans: la nocivité des produits d’une part, la dépendance financière et technologique dans laquelle ces produits tiennent l’agriculture d’autre part. Mais la politique agricole a pris le chemin inverse en défendant les intérêts industriels: prix bas, forte dépendance technologique, endettement massif des fermes, orientation vers l’export. Dans ce contexte, les ouvertures à des pratiques culturales alternatives sont venues de l’extérieur du monde paysan ou de ses marges, et les deux initiatives s’inscrivent dans cette logique.

L’Union suisse des paysans (USP) et le mastodonte coopératif Fenaco qui fournit la Suisse en pesticides de synthèse mentent évidemment lorsqu’ils affirment travailler à la réduction de l’usage de ces produits1>Lire Le Temps du 17 mai 2021.. Le monopole qu’ils réclament, au nom de leur expertise, sur les décisions en matière d’agriculture est antidémocratique et doit être rejeté avec la dernière vigueur. L’argument selon lequel il faudrait ménager une sortie de la dépendance chimique sur une beaucoup plus longue durée que celle prévue par les initiatives ne tient pas: le basculement vers l’agriculture productiviste s’est réalisé en une décennie, avec des coûts socio-économiques énormes pour la paysannerie; il existait alors une volonté politique et des intérêts économiques.

Et pourtant, il n’y a aucun motif de se réjouir du résultat qui sortira des urnes le 13 juin, quel qu’il soit. C’est que, précisément, l’union entre exploité·es des villes et exploité·es des campagnes n’est ni réalisée ni en voie de l’être, bien au contraire. Dit autrement, le rapport de force entre les intérêts de l’industrie et nos intérêts vitaux est plus que jamais défavorable à ces derniers: un changement de ce rapport de force est la condition d’un changement réel des pratiques culturales. A cela s’ajoute que l’USP utilise la campagne de votation pour réaliser une fausse unité des paysannes et des paysans derrière une ligne politique qui est défavorable à une majorité d’entre elles et eux.

Ces deux initiatives – et la faute n’en revient pas du tout à leurs promotrices et promoteurs – sont, me semble-t-il, un très bon exemple des chausse-trappes que nous tend la démocratie semi-directe telle qu’elle est pratiquée en Suisse. Penser qu’il suffirait d’une majorité, ou même d’une minorité significative, pour infléchir des politiques sans modifier les rapports de forces qui les ont mises en place, c’est prêter un pouvoir magique à une pratique qui n’a jamais démontré son potentiel émancipateur. Le mouvement ouvrier suisse a dissipé ses meilleures forces dans des campagnes de votations dont les résultats l’ont enchaîné aux intérêts patronaux.

Ce que nous devons construire, dans le domaine agro-alimentaire notamment, ne sera pas bâti avec les outils qui ont favorisé l’émergence d’un système entièrement tourné vers le profit industriel. Surtout, il faut souhaiter que cette campagne de votation ne produira pas des divisions insurmontables dans la fraction progressiste de la paysannerie et entre celle-ci et ses allié·es des villes. Ce serait un résultat aussi catastrophique qu’un épandage de désherbant.

Notes[+]

Frédéric Deshusses est observateur du monde agricole.

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mercredi 9 octobre 2019

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