Chroniques

En toute logique

À livre ouvert

Journal de pensée. C’est à dessein que j’empreinte ici le titre d’un ouvrage d’Hannah Arendt1>Hannah Arendt, Journal de pensée, Seuil, 2005. pour décrire le dernier livre de Jean-Pierre Dupuy. Car lire La catastrophe ou la vie: pensées par temps de pandémie2>Jean-Pierre Dupuy, La catastrophe ou la vie: pensées par temps de pandémie, Seuil, 2021., c’est un peu rentrer dans «l’atelier d’écriture» de son auteur, ainsi que Dupuy le reconnaît lui-même. C’est au fil des entrées – qu’elles soient inédites ou déjà publiées sous forme d’articles – percevoir une pensée en train de se confronter au réel, et pour cela jamais en reste.

Façon de dire que pareil journal est moins une suite de réflexions dédiées à la crise actuelle qu’une manière pour son auteur de s’engager dans le geste d’écrire3>Cf. «Il est faux de dire que l’écriture fixe la pensée. Ecrire, c’est une manière de penser.», Vilém Flusser, Les gestes, Al Dante, 2014, p. 50., ne sachant pas où celui-ci va finalement le mener. Il faut un sacré courage pour lâcher les rênes de sa pensée et donner à voir les ressorts mais aussi les angles morts de celle-ci.

Que Dupuy parle de pandémie et de nos réactions face à elle est une évidence. Qu’il la décrive en logicien plus qu’en pamphlétaire une autre. Faut-il le regretter? Je ne le pense pas, bien que l’exigence d’adopter un ton polémique n’ait jamais semblé aussi manifeste qu’aujourd’hui.

Logicien donc, capable de traquer les sophismes en tous genres, ces faux raisonnements se donnant un air de vérité. Ceux-là mêmes qu’il est de bon ton de reconnaître chez l’autre (tout en oubliant qu’ils se frayent parfois un chemin dans nos propres manières de penser).

Un exemple parmi d’autres. Combien de fois, au début de la pandémie, ne nous sommes-nous retrouvé·es à tenir malgré nous des propos de type covido-sceptique. Il suffisait de mettre en rapport l’énormité apparente des mesures prises par tel ou tel Etat avec le nombre alors relativement limité de victimes4>Au stade actuel de la pandémie (et ses, par exemple, plus de 550’000 morts aux Etats-Unis), ce raisonnement est proprement renversé par la mise en rapport du défaut de mesures appropriées et du nombre de victimes.. Sachant que ces mesures hors normes allaient produire à leur tour leur lot de malheurs, le jeu en valait-il la chandelle? Certaines voix, prises dans leur bulle, allant jusqu’à dire: «Ce n’est pas la fin du monde après tout.»

Nous oubliions une chose essentielle. Qu’ici se faisaient face deux mondes antipodiques: d’un côté le monde actuel, vécu au quotidien, source de questionnements infinis sur la nature de l’indécision politique ou de la propagation fluctuante du virus; et de l’autre le monde virtuel du «si, alors», fort de ses scénarii bien rôdés mais foncièrement abstraits.

Oubli qui a nourri le scepticisme ambiant mais également autorisé tous les excès. Alors oui, comme le dit Jean-Pierre Dupuy, «honte à ceux – ils se reconnaîtront – qui ont utilisé des mots comme grippette ou vaguelette pour mieux ridiculiser ceux qui prenaient la pandémie au sérieux». Mais honte à nous qui avons trop souvent oublié la dure vérité de cette crise: «Pour sauver l’économie, il faut donner la priorité à la lutte contre le virus» (mes italiques).

En d’autres mots, il fallait avoir la vue courte pour se gausser de la gravité de la pandémie en occultant préalablement les effets des diverses mesures de confinement, aussi aberrantes soient-elles en apparence. Et il fallait être naïf ou naïve pour ne pas voir, ceci dès le début de la crise, que l’immense majorité des actions étatiques était guidée par l’impératif économique.

Alors que Jean-Pierre Dupuy est depuis longtemps conscient de la «place exorbitante» qu’a l’économie dans nos sociétés et sur le rôle qu’y occupe l’«écomystification»5>Cf. Jean-Pierre Dupuy, L’avenir de l’économie, Flammarion, 2012, p. 14-15., La catastrophe ou la vie laisse ce thème quelque peu en retrait. Raison de plus pour prolonger cette lecture stimulante par une autre, celle du dernier tract de Barbara Stiegler.

Je ne dirais qu’une chose De la démocratie en pandémie6>Barbara Stiegler, De la démocratie en pandémie: santé, recherche, éducation, Gallimard, coll. Tracts, 2021.: ce texte d’une soixantaine de pages se lit d’un trait et a une qualité : celle de nous rappeler l’urgence de réarmer le travail critique sur le néolibéralisme, en premier lieu sur ses tendances autoritaires et infantilisantes. Nous y avons intérêt, en toute logique.

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Notre chroniqueur est géographe et enseignant.

Opinions Chroniques Alexandre Chollier

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lundi 8 janvier 2018

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