Chroniques

Un Christ sachant danser (II)

Chroniques aventines

Nous revenons – à l’occasion du 150e anniversaire de La Commune de Paris – sur quelques épisodes et réalisations de la brève existence d’Eugène Varlin, l’une des figures les plus attachantes de cet événement1 Cette chronique fait suite à celle du 19 mars. A écouter aussi: l’interview de Mathieu Menghini au sujet d’Eugène Varlin sur France Culture: www.franceculture.fr/emissions/affaire-en-cours/affaires-en-cours-du-vendredi-19-mars-2021..

Commençons par une vignette. Tôt membre de la section parisienne de l’Association internationale des travailleurs (AIT), Varlin se rend à Londres pour la conférence qui s’y tient en septembre 1865. Le soir venu, rompant avec son tempérament réservé, il fait – dit-on – valser les filles de Marx. A cette occasion mais aussi par sa correspondance avec le Conseil général de l’AIT, il révéla certainement ses multiples vertus. En tout cas, énumérant les plus valeureux militants français, Jenny Marx – l’aînée des filles de – citera Varlin, en tout premier.

Ses combats s’avéreront protéiformes. Le féminisme, d’abord. Dans une inspiration possiblement fouriériste, il se déclarera pour la liberté de l’amour et s’engagera – à contre-courant de maints proudhoniens – pour les droits des femmes (notamment leur droit au travail, à l’indépendance). L’instruction ensuite. Considérant que l’ignorance fait obstacle à la libération de la classe ouvrière, il réclamera l’émancipation intellectuelle des travailleurs, l’éducation intégrale, l’épanouissement des facultés intellectuelles et matérielles de tous par tous. «Il est temps, écrivit-il, que le travailleur laisse de côté sa timidité ordinaire et se décide à produire lui-même ses observations et ses idées par la plume comme par la parole. Dût-il s’exprimer en de mauvais termes et par des phrases incorrectes, sa pensée en ressortira mieux encore que s’il la faisait traduire par d’autres qui ne comprennent pas et ne ressentent pas comme lui.»

Intéressantes aussi ses conceptions politiques: la représentation devra, selon notre homme, être assignée aux seules fonctions d’exécution des volontés générales, non à leur expression. Sur le plan social, Varlin s’avéra un organisateur méthodique et scrupuleux, fondant plusieurs chambres syndicales et ouvrières, fédérant les professions et les régions entre elles. Sa contribution fut significative pour l’émergence d’une conscience de classe dans le monde des ouvriers, artisans et employés. Au point que Lissagaray en fit le «nerf des associations ouvrières», Rougerie l’initiateur du syndicalisme français.

En l’absence d’Etat social, il créera – entre autres initiatives – une société d’épargne et de crédit mutuels des relieurs de Paris, La Ménagère – une coopérative d’achat dans l’alimentaire – et, avec le concours de sa collègue Nathalie Le Mel, toujours soucieux d’améliorer concrètement les conditions matérielles des travailleurs, des restaurants coopératifs et populaires à l’enseigne de La Marmite – cantines qui firent office de foyers de sociabilité prolétarienne: «La gaîté régnait autour des tables. (…) l’on causait. On chantait aussi, se souvient le bakouninien Charles Keller. Le beau baryton Alphonse Delacour nous disait du Pierre Dupont (le poète du travail humain). La citoyenne Nathalie Le Mel (…) philosophait (…).»2  L’association du plaisir simple, de l’art et de la transformation sociale a inspiré nos marmites romandes nées en 2016.

Dans les Additifs du Troisième Cahier de ses Manuscrits économico-philosophiques de 1844, se référant à son exil parisien (antérieur de plus de vingt ans à l’expérience de Varlin et Le Mel), Marx signale déjà combien la sociabilité populaire participe de la fin même de la lutte des classes, de l’émancipation sociale: «Lorsque les ouvriers communistes se réunissent, ce qui leur importe d’abord comme but, c’est la doctrine, la propagande, etc. Mais, en même temps, ils s’approprient par là un nouveau besoin, le besoin de société, et ce qui apparaît comme moyen est devenu le but. On peut observer ce mouvement pratique (…) lorsque l’on voit réunis des ouvriers socialistes français. Fumer, boire, manger, etc. ne sont plus là à titre moyens de liaison. L’association, la réunion, la conversation qui a de nouveau la société comme but, leur suffisent, la fraternité des hommes n’est pas un vain mot, mais une vérité pour eux et la noblesse de l’humanité nous illumine depuis ces figures durcies par le travail.»

A la fin de l’Empire, Varlin devint commandant d’un bataillon de la Garde nationale; il fut élu – après l’insurrection parisienne – membre de la Commune, s’occupant tout à tour des Finances, des subsistances, de l’Intendance, de la manutention et des approvisionnements militaires.

On a pu incriminer la pusillanimité de Varlin face à la Banque de France, son légalisme devant l’usage de ses fonds. Circonspection morale? Varlin savait la Commune condamnée – la conscience ouvrière était encore larvée et la solidarité de la province très relative; aussi l’essentiel put lui paraître de laisser à la postérité l’image d’un peuple diligent.

La fin est un calvaire.

Varlin meurt avec la Commune, au terme de la Semaine sanglante. Dénoncé par un prêtre, le voilà passé par les armes au pied de la butte des martyrs (Montmartre): «Sous la grêle des coups, sa jeune tête méditative qui n’avait jamais eu que des pensées fraternelles devint un hachis de chairs, l’œil pendant hors de l’orbite. (…) il ne marchait plus; on le portait. On l’assit pour le fusiller» (Lissagaray). Comme le cadavre de ce Christ de la classe ouvrière disparut, les Versaillais poursuivirent leur acharnement aveugle: ils le condamnèrent une seconde fois à mort, en novembre 1872, par contumace…

L’Espoir, toutefois, gonfle encore et attend.

Et attend.

Notes[+]

* Historien et praticien de l’agir et de l’action culturels, (mathieu.menghini@lamarmite.org).

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lundi 8 janvier 2018

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