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Perfectionnement laitier

Carnets paysans

Savez-vous ce qu’est le «trafic de perfectionnement»? Moi non plus, jusqu’à la lecture de la Bauernzeitung du 8 janvier dernier. Il s’agit d’un circuit d’import-export consistant à importer une matière première alimentaire et à l’exporter une fois transformée. En l’occurrence, la Bauernzeitung rapporte que la fromagerie Imlig, située à proximité de la frontière avec l’Allemagne (Oberriet, Saint-Gall), a demandé à l’Administration fédérale des douanes une autorisation d’importation pour 3 millions de kilos de lait frais. Avec cette quantité tout de même importante, elle compte produire du fromage dit d’industrie. Il faut entendre par là du fromage de qualité inférieure souvent employé comme fromage à gratiner ou comme fromage à pizza. En 2019, la Suisse a exporté 6000 tonnes de fromage de cette sorte sous l’appellation «Switzerland Swiss»…

N’y a-t-il pas en Suisse de quoi produire ce fromage? Oui et non. Oui, parce que les quantités nécessaires existent. Non, parce que le fromage d’industrie est la gamme qui subit le plus violemment la pression sur les prix. Or, comme l’écart se creuse entre les prix du lait en Suisse et le prix du lait en Europe, la manœuvre du «trafic de perfectionnement» est de plus en plus tentante pour ces produits bas de gamme.

L’hebdomadaire professionnel Agri, qui consacre un article à l’affaire dans son édition du 15 janvier dernier, affirme que «si la sollicitation saint-galloise venait à recevoir le feu vert, ce lait ne se retrouverait pas pour autant sur le marché indigène une fois transformé». En réalité, rien n’est moins sûr. Selon une enquête approfondie menée par Eveline Dudda pour l’agence d’information agricole alémanique LID en 2013, rien ne permet d’assurer que le fromage d’industrie ne revient pas en Suisse sous la forme de pizzas surgelées, de ramequins ou autres préparations au fromage.

Une partie de ce fromage bas de gamme, explique Eveline Dudda dans son enquête, est du fromage dont la totalité de la graisse a été retirée. C’est un principe largement employé dans l’industrie agro-alimentaire et qui conduit à diviser les produits en différents composants pour vendre ces derniers au meilleur prix sur les marchés. Dans le cas du fromage à 0% de matière grasse, il ne peut être mangé tel quel. On lui ajoute donc de la graisse végétale bon marché avant de l’incorporer à des préparations industrielles. Il y a huit ans, cette enquête pointait d’ailleurs déjà la fromagerie Imlig à Oberriet comme s’étant spécialisée dans ce «trafic de perfectionnement» et dans l’export de fromage à 0%.

Uniterre, qui s’est exprimé sur cette demande d’autorisation d’importation par un communiqué daté du 20 janvier1>«Il faut arrêter de produire du fromage industriel bradé à l’étranger à des prix dérisoires», uniterre.ch, accès: https://bit.ly/3pIP3Ts, souligne que la composition des fromages suisses exportés a profondément changé depuis la libéralisation du marché laitier avec l’Union européenne en 2007. Les quantités d’Emmental AOP exportées ont diminué de 52 % en dix ans, tandis que la gamme de produits dans laquelle est compris le fromage destiné à l’industrie agro-alimentaire a fortement augmenté pour représenter près de 40 % des exportations. L’idée que l’on pouvait se faire d’exportations de fromages de qualité vendus à des prix élevés est donc en partie à revoir. Or, dénonce encore Uniterre, la transformation en fromage est soutenue financièrement et ce soutien pourrait finalement profiter à la production de fromages bas de gamme exportés, puis réimportés sous la forme de produits transformés, ce qui est tout à fait contraire à l’esprit initial de la «prime fromagère».

La demande d’autorisation d’importation de la fromagerie Imlig est anecdotique. Mais elle met en lumière de façon très concrète les différents éléments d’une politique agricole et alimentaire opaque et qui a perdu tous ses repères éthiques et ne fonctionne plus que selon la loi du profit maximum pour les industriels.

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Notre chroniqueur est un observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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