Chroniques

Egalité: la tactique de l’escargot

Transitions

Le combat des femmes suisses pour le droit de vote et d’éligibilité durait depuis plus d’un siècle lorsque enfin, le 7 février 1971, il trouva son aboutissement. La lenteur du processus exaspéra des générations de combattantes. Déjà en 1928, à bout de patience, certaines d’entre elles promenèrent un escargot géant dans les rues de Berne pour railler la lourdeur inamovible des élus, tous mâles et fiers de l’être. Cinquante ans plus tard, l’escargot se traîne encore dans les travées du parlement quand il s’agit d’égalité!

Le jubilé du 7 février 2021 sera commémoré comme il se doit, avec évocations rétrospectives et hommages aux pionnières. Vu mon âge, on me sollicite: aurais-je quelques valeureuses batailles à raconter? Hélas, (dois-je en avoir honte?), je n’ai aucun souvenir de ce jour de victoire. Ai-je dansé avec des suffragettes en folie? Ai-je défilé en costume fuchsia dans les rues de Berne? Ce que je sais, en revanche, c’est qu’à la manifestation du 1er mars 1969 sur la place Fédérale, j’y étais avec 8000 femmes pour réclamer nos droits. Avec la même ferveur sans doute qu’à celle de septembre 2018, ou lors de la grève du 14 juin 2019. Les années passent, le combat continue. Il serait faux de croire qu’en ce fameux jour de 1971, par la grâce d’un vote masculin, la face du monde a basculé de l’obscurantisme à la lumière. Pour des milliers de femmes, cette victoire ne représenta que le prolongement d’un engagement constant dans la vie sociale, civique et politique. En ce qui me concerne, j’avais à mon actif douze ans de militantisme, dont cinq en tant qu’élue au Grand Conseil vaudois. Un nouveau refus n’aurait pas ralenti notre action. Nous considérions que l’obstination des farouches conservateurs qui ignoraient tout des réalités du monde n’était qu’un anachronisme qui serait tôt ou tard corrigé, avec ou sans eux.

Durant ce combat centenaire, les opposants manquèrent singulièrement d’arguments pertinents. C’est probablement ce qui explique l’interminable durée de leur résistance. Ils alignèrent des poncifs auxquels ils ne croyaient peut-être pas eux-mêmes. Ainsi, alors que la plupart des militantes des droits politiques étaient des femmes éduquées, exerçant un métier, actives dans les syndicats, souvent des bourgeoises universitaires et socialement engagées, prétendre qu’elles étaient incapables de comprendre quoi que ce soit aux objets soumis au vote populaire était d’une arrogance notoire. D’autant plus que pendant la Première Guerre mondiale comme durant la Seconde, les femmes suisses avaient remplacé les hommes mobilisés, aussi bien à l’usine qu’aux champs, ainsi que dans la prise en charge de toutes les tâches de la collectivité. La manière dont elles furent renvoyées sèchement à leur cuisine dès le retour des soldats apparut comme un déni de réalité au service d’un patriarcat de droit divin!

L’absence de jugeotte de la majorité conservatrice des élus fédéraux finit par précipiter leur propre déroute. En 1958 en effet, en pleine guerre froide, le Conseil fédéral trouva judicieux d’élaborer une loi soumettant les femmes à l’obligation de servir dans la défense civile. Pas d’engagement militaire sans droits civiques, s’indignèrent les activistes, ce qui obligea le gouvernement à mettre sur pied dans l’urgence la votation fédérale pour le suffrage féminin de février 1959. Le résultat négatif ne fut qu’un éphémère sursis. En 1968, c’est rien de moins que le déshonneur que risqua le pays en proposant de ratifier la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) avec une dérogation pour non-respect du droit de vote et d’éligibilité des femmes. Cette fois, la bronca des féministes ouvrit la voie au scrutin victorieux de 1971!

Voilà pour l’histoire de ce long processus, et de son impact sur nous toutes. Ce que j’en retiens, c’est que la prétention d’exemplarité de notre démocratie semi-directe, un système soumettant au peuple des questions si complexes que seuls les mâles sont capables de les trancher, s’est retournée contre ceux qui en tiraient argument: l’Helvétie a failli n’être exemplaire que par la muflerie et la suffisance de sa classe politique. Oserais-je prétendre que c’est encore le cas aujourd’hui? Cinquante ans après le droit de vote, le combat pour l’égalité est encore loin d’être gagné. La loi de 1981 n’est pas respectée et les plaintes des victimes semblent laisser les juges de marbre. Le slogan de la grève des femmes de 1991 reste le même: «Des siècles d’inégalité, quarante ans d’illégalité»! Que n’a-t-on pas dit, enfin, de l’incapacité des femmes à faire de la politique en raison de leur émotivité? Or, «sans émotion il est impossible de transformer les ténèbres en lumière et l’apathie en mouvement» affirmait judicieusement Carl Gustav Jung. Elles en donnent aujourd’hui la preuve de façon magistrale.

* Ancienne conseillère nationale. Dernière publication: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

Chronique liée

Transitions

lundi 8 janvier 2018

Connexion