Chroniques

(Im)puissance de l’art

Chroniques aventines

Paru à la fin de l’année 2020, le dernier essai du philosophe et sociologue Geoffroy de Lagasnerie (L’art impossible) met en doute la capacité de l’art à troubler l’ordre existant.

Avec raison, l’auteur ne se satisfait pas du discours ordinaire des acteurs culturels considérant que «la culture nous rassemble, (… que) l’art transforme nos expériences, (… que) l’art est en tant que tel déstabilisateur». Il peste même contre l’argument d’une force intrinsèquement subversive de l’inutile en régime capitaliste. Avec lucidité, l’essayiste fait de l’art – dans ses manifestations les plus fréquentes – l’un des «rouages essentiels» de la domination et des hiérarchies sociales. Avec panache, il dénonce le registre fictionnel de maintes œuvres, leurs «dispositifs d’énigmatisation» excluant (par entretien de l’implicite, de l’allusif et du symbolique) et en appelle à une éthique des œuvres, à une culture «confrontationnelle» (le mot est d’Edouard Louis).

Sa démonstration, toutefois, nous semble poreuse et pusillanime.

Poreuse d’abord, car Lagasnerie est contraint de noter des exceptions à son évaluation générale. Exceptions dont il néglige d’épuiser le sens, de sonder les soubassements: s’il relève bien, ainsi, la contribution de la poésie d’Aimé Césaire à l’assomption de la négritude dans les Antilles, il n’interroge pas ce que cette efficacité politique a dû, en l’occurrence, non seulement à un contenu dénonciateur mais également à des innovations formelles, à une littérarité parfois précisément allusive ou symbolique.

Démonstration pusillanime, ensuite. Distinguant dans un premier temps les attitudes oppositionnelles et collaboratrices, l’éthique vantée par notre auteur semble, dans un second temps, les confondre. De fait, L’art impossible plaide pour une éthique «cynique» – incitant l’artiste à intégrer le système culturel pour en manipuler les dispositifs.

Nous pensons – quant à nous – que l’efficace de l’art peut emprunter d’autres chemins. Rappelons, d’abord, avec le littérateur allemand Peter Bürger que «l’effet social d’une œuvre (sa fonction) (…) résulte de la rencontre des stimuli inhérents à l’œuvre et d’un public sociologiquement définissable dans un cadre institutionnel préexistant» (Théorie de l’avant-garde, 2013). Trois éléments entrent donc en jeu: le cadre institutionnel, le public et l’œuvre. Ces trois dimensions méritent notre attention.

Commençons par ce «cadre» dont parle Bürger et qu’il nomme parfois «institution art»: il ne s’agit pas tant, selon nous, de le noyauter que de le commuer. Dirigeant le Théâtre Forum Meyrin de 2005 à 2010, nous avions traduit l’esprit de notre projet par le concept d’«agora artistique» exprimant, de la sorte, la volonté d’éprouver – par des moyens sensibles – des questions esthétiques mais aussi politiques. De très régulières séquences de la programmation reliaient ainsi des spectacles, expositions, films, débats, ateliers, etc. autour d’un thème. Se succédèrent ainsi les sujets les plus divers: Tripalium sur le travail comme souffrance; Frankenstein sur les rapports respectifs de la science au marché et à la demande publique; La Différence sur le multiculturalisme, l’universel et la xénophobie; Le Jardin cultivé sur notre relation à l’environnement, sur la «nature» de l’être humain; etc.

Citons une autre de nos implications: la resocialisation de la politique culturelle à l’œuvre dans l’Arc jurassien à travers l’action du fOrum culture, laquelle révèle une possible appropriation sociale, citoyenne – et non cynique – du cadre institutionnel culturel.

Du point de vue de la réception, si Lagasnerie incrimine à raison un certain discours de gauche se contentant de réclamer un plus large accès aux œuvres et à l’éducation artistique, il a tort de tenir la démocratisation de l’art légitime pour une inévitable entreprise d’«intimidation culturelle» et de mystification sociale. Elle peut au contraire s’avérer émancipatrice. Lénine revendiquait déjà, sur le plan culturel, ce qu’il nommait une «assimilation» tout en précisant qu’elle devait être «critique». De fait, notre expérience de l’Université populaire nomade de la culture, La Marmite, nous apprend combien les classes populaires peuvent, à cette condition, acquérir la «science de leur malheur» (Fernand Pelloutier) et, dans un même mouvement, s’affirmer positivement.

Du point de vue des artistes, nous ajouterons aux exemples que notre auteur donne d’une forme d’«éthique artistique» (Marguerite Duras, Hans Haacke, etc.) ceux plus radicaux des avant-gardes européennes historiques (Marcel Duchamp, Serge Trétiakov) et de l’un de leurs continuateurs (Joseph Beuys). Duchamp pour ses ready-mades pulvérisant la catégorie de production individuelle, pour sa transformation des œuvres en manifestations; Trétiakov pour son engagement dans le labeur commun des champs, pour l’inscription de la création dans la lutte, pour l’appel à la constitution de collectifs de production (un des principes également défendu par l’Association pour une Nouvelle Comédie), pour sa théorie de la «commande sociale», laquelle envisage de nouveaux rapports avec le peuple – le public devenant un collectif stable et contributif – et son plaidoyer pour une «déprofessionnalisation» ultime de l’art. Beuys, enfin, pour ses performances transgressant les frontières du geste plastique, de la science et de l’action politique.

Le cynisme est la réponse de l’âme solitaire et désabusée. Il en est une autre: collective et ardente.

Notre chroniqueur est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels (mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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