Chroniques

L’art conscientisant

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Dans la lignée des pédagogies critiques de Paulo Freire, il est possible de situer l’art conscientisant.

Les caractéristiques de l’art conscientisant

L’art conscientisant recouvre bien souvent des appellations diverses: art social, art politique, art militant, art engagé, art participatif, art communautaire, «artivisme»… Ces pratiques se caractérisent généralement par plusieurs dimensions. La première est la visée de conscientisation. Il s’agit d’un processus de prise de conscience des injustices sociales et environnementales.

Une deuxième dimension possible, c’est qu’il s’agit souvent d’un art participatif. Ces formes d’art se caractérisent par une recherche de l’abolition de la frontière entre l’artiste et les «spect-acteurs». Les spectateurs/trices sont invités à participer au processus de création. Il s’agit d’un art collectif.
Enfin, une autre caractéristique consiste dans la visée de transformation sociale. Il s’agit souvent de favoriser un engagement dans un processus de changement.

Le théâtre de l’opprimé

L’une des formes sans doute les plus connues d’art conscientisant est le théâtre de l’opprimé, dont l’une des techniques est le théâtre-forum. Il s’agit d’une forme de théâtre participatif fondé par le dramaturge brésilien, Augusto Boal (1931-2009), dont la démarche a été entre autres inspirée par le pédagogue brésilien Paulo Freire.

On retrouve dans son approche l’ensemble des caractéristiques de l’art conscientisant. Dans le théâtre-forum, il s’agit tout d’abord de jouer des scènes qui mettent en œuvre des situations d’oppression et d’analyser les rapports sociaux qui se jouent dans ces situations.
Il s’agit en outre d’amener les spect-acteurs/trices à intervenir sur la scène pour apporter des solutions dans le cadre des situations qui sont jouées. Il y a donc une visée d’empowerment qui tend à engager les personnes dans une démarche de transformation sociale.

L’esthétique de l’opprimé

Augusto Boal est l’auteur entre autres d’un ouvrage intitulé L’esthétique de l’opprimé dans lequel il présente des éléments de sa conception de la création artistique. Il considère que son approche de l’art doit lutter contre la perte de l’aura de l’œuvre d’art. Cette perte de l’aura a été décrite par le philosophe Walter Benjamin qui met en lumière qu’elle est liée à la reproductibilité de l’œuvre dans la société industrielle.

Pour lutter contre cette domination de la rationalité technicienne dans la production culturelle, Augusto Boal propose la multiplication des artistes. En faisant en sorte que tout le monde devienne créateur d’œuvres, on redonne, selon lui, son unicité à l’œuvre d’art puisque chaque œuvre est le produit de l’unicité de la personne qui l’a créée.

En rendant chaque personne créatrice d’œuvre, son objectif est également de faire prendre conscience à chacun-e de son pouvoir de création, et donc d’action et de transformation de la réalité.

Néanmoins, Augusto Boal est conscient de la difficulté que pose le fait qu’il a surtout abordé la création théâtrale à partir de l’idée de techniques et de méthodes: «En fait, la seule crainte que j’ai, c’est qu’on ne prenne pas le théâtre de l’opprimé dans sa totalité, qu’on n’en retienne que quelques exercices. Les différentes techniques du théâtre de l’opprimé peuvent, si elles sont détachées de leur but initial, devenir de simples amusements pour les clubs Med ou des jeux de salon.»

Pour lui, le rempart face à une telle dérive consiste dans le fait de rendre les participants acteurs du processus théâtral, et non pas de les cantonner au simple rôle de spectateurs. Pourtant, on peut douter que cela suffise pour éviter la dérive dont parle Boal. En effet, les techniques du théâtre-forum, comme l’a montré Clément Poutot, sont aujourd’hui utilisées dans le monde de l’entreprise pour faire des salariés des acteurs/trices engagés des processus néolibéraux. Le monde de l’entreprise a valorisé l’esprit d’initiative et d’entreprise, et il peut donc voir dans le processus participatif des formes en accord avec le nouvel esprit du capitalisme. Cela se traduit également dans ce que l’on appelle la récupération néolibérale de la notion d’empowerment.

L’agir esthétique comme résistance à l’agir technique

Pourtant, lorsque l’agir esthétique n’est pas pensé uniquement sous la forme d’un agir technique, il peut alors constituer une forme de résistance à la domination de la rationalité instrumentale qui caractérise le capitalisme, et plus encore le néolibéralisme.

C’est ce qu’a mis en avant à la fin du XIXe siècle le mouvement Arts and Crafts qui a voulu lutter contre la domination de la rationalité technique du monde industriel en créant des objets quotidiens marqués non pas uniquement par une recherche d’utilité fonctionnelle, mais également par une visée esthétique. Il est intéressant à cet égard de rappeler qu’Arts and Crafts était un mouvement artistique qui impliquait une visée politique, puisque ses promoteurs étaient des défenseurs d’un idéal socialiste.

Notre chroniqueuse es enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com

Opinions Chroniques Irène Pereira

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