Chroniques

Submersion lactée

"Le lait de la tendresse humaine" de Dominique Cabrera (2001).
Les écrans au prisme du genre

Le lait de la tendresse humaine de Dominique Cabrera (2001)1>Le film est disponible en DVD.… pourquoi j’ai placé ce film en tête de mes «films de femmes» préférés? Dans un pays où l’injonction à la maternité reste très forte, la cinéaste Dominique Cabrera a choisi de faire un film sur le «baby blues», terme inadéquat pour désigner la difficulté d’une femme à investir affectivement son nouveau-né. Les protagonistes de cette histoire sont des gens ordinaires, ni Parisiens, ni bobos, ni de catégorie socioprofessionnelle supérieure, mais pas non plus «populo-pittoresques».

Cabrera choisit de ne pas alourdir l’intrigue par un environnement déprimant: Christelle (Marilyn Canto) et sa famille – son mari (Patrick Bruel) et ses deux garçons, avec la petite Cendrine qui vient de naître – habitent dans un immeuble moderne dans un cadre forestier, celui des vallées jurassiennes aux environs de Besançon. C’est l’été et la beauté de la nature environnante camoufle en partie les difficultés sociales qu’on devine.

C’est la façon de filmer les protagonistes qui est d’une délicatesse peu commune: Cabrera filme d’abord cette jeune mère de famille à travers les baies vitrées de son appartement où se reflète le paysage verdoyant; elle paraît vaquer dans sa cuisine en téléphonant, jusqu’au moment où dans le couloir, l’eau qui coule sous la porte (de la salle de bains) la tétanise. Comme une métaphore du sentiment de submersion par les soucis du quotidien, cette eau qui coule provoque sa panique et elle fuit l’appartement familial, se met à courir dans la rue, seule et désemparée, jusqu’à une cabine téléphonique où elle appelle quelqu’un puis raccroche sans avoir pu parler… Elle remonte chez elle mais ne peut affronter cette eau qui envahit peu à peu tout l’appartement… Elle s’effondre dans l’escalier et sa voisine (Dominique Blanc) la recueille chez elle. Un peu plus âgée et d’un milieu social apparemment plus favorisé, Claire ne connaît pas vraiment Christelle mais sait qu’elle vient d’accoucher. La jeune mère est incapable de répondre aux questions bienveillantes de Claire qui comprend bientôt que sa voisine est victime du «baby blues» (elle prononce le mot quand elle téléphone à son ex-mari médecin pour qu’il lui vienne en aide).

Une grande partie du film est consacré à décrire les relations entre les deux femmes, l’une bienveillante mais embarrassée, l’autre mutique et littéralement paralysée, mais submergée par le lait qui continue à couler de ses seins et dont elle ne cesse de remplir des assiettes et des tasses… On a rarement décrit de façon aussi concrète le sentiment que peut éprouver une femme qui allaite. Christelle l’énonce à un des rares moments où elle parle: «Je suis comme une vache…»

En contrepoint, le film met en scène la maladresse, l’incompréhension des hommes qui entourent ces femmes. Le mari de Christelle d’abord, qui rentre du travail et trouve ses deux aînés avec le bébé qui était couché dans la baignoire, alors que l’eau du lavabo a continué à déborder jusque sur le palier. Ils se mettent à éponger… Il va passer plusieurs jours à chercher sa femme chez les un-e-s et les autres, ignorant qu’elle est dans l’appartement d’à côté, passant par divers états de colère, de tristesse, de désespoir, visiblement dépassé lui aussi par la situation.

Un des aspects remarquables du film, c’est le choix de l’understatement pour traiter de cette situation objectivement dramatique. Claire de son côté vit seule, elle a un amant (Claude Brasseur) qui lui rend visite mais supporte mal de voir une intruse gâcher sa soirée: on comprendra qu’il est marié et vit dans un pavillon dans le quartier résidentiel voisin. Sa brutalité avec Christelle pour l’inciter à retourner chez elle contraste avec l’empathie que manifeste Claire et qui sera finalement efficace: quand Christelle leur apprend que c’est son anniversaire, Claire lui fête dignement, avec gâteau et verre de vin, et c’est après avoir soufflé ses bougies que Christelle décide de rentrer chez elle.

Quand Christelle retrouve les siens, c’est dans le silence et la douceur: elle prend dans ses bras le bébé, lui caresse les joues, puis enlace ses fils et son mari. Pas d’éclat, pas d’explication non plus, mais par son «absence» de quelques jours, cette femme a fait comprendre à son entourage ses propres limites.

Derrière cette histoire banale, traitée volontairement sur un mode mineur, ce qui se lit est l’oppression systémique dont souffrent les femmes-épouses-mères, ce qu’on appelle aujourd’hui la charge mentale (et matérielle) dont elles ne peuvent jamais se libérer. Personne n’est coupable, sinon l’organisation sociale qui force les femmes à intérioriser non seulement qu’elles doivent être des mères parfaites, mais en plus qu’elles doivent s’en satisfaire comme du plus grand bonheur qui peut leur échoir sur terre. La protestation silencieuse de Christelle qui n’a pas «les mots pour le dire» est filmée avec suffisamment d’empathie pour qu’on comprenne sa souffrance sans la juger, mais sans accabler non plus ceux qui l’entourent. Cabrera ne se trompe pas d’adversaire.

Notes[+]

Notre chroniqueuse est historienne du cinéma, www.genre-ecran.net

Opinions Chroniques Geneviève Sellier

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