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Enfermer les marginaux

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«La mécanique de l’arbitraire» est le rapport final de la Commission indépendante d’experts (CIE) «Internements administratifs», qui a vu le jour à la fin de l’année 2014 et dont les travaux ont été publiés l’année dernière1>Commission indépendante d’experts Internements administratifs, La mécanique de l’arbitraire. Internements administratifs en Suisse 1930-1981. Rapport final, vol. 10B, Chronos Verlag/Editions Alphil/Edizioni Casagrande, 2019.. Résumant le contenu des neuf autres volumes en quelques quatre cents pages, l’ouvrage dresse le portrait glaçant d’une pratique qui a vu, en Suisse, jusqu’à 40’000 personnes internées sans procédure judiciaire entre 1930 et 1981. Grâce à une consultation soigneuse de fonds d’archives inédits et à de nombreux entretiens avec des personnes concernées, un voile se lève sur un aspect négligé de l’histoire suisse et révèle que dans la Suisse de cette période «les relations sociales étaient marquées par des violences structurelles et physiques». (p. 283)

Le terme «internement administratif» désigne l’enfermement d’un individu par les autorités en dehors du contrôle de la justice. Exprimé autrement, un individu se voit enfermé sans avoir commis de délit sur décision d’une autorité cantonale – voire communale – et sans avoir le droit de voir son cas examiné par un tribunal. Les internements peuvent varier dans la durée (de quelques semaines à plusieurs années) et dans la forme (d’une institution médicale à un établissement de travail forcé) en fonction du canton, mais leur motivation est, dans l’ensemble du territoire, basée sur un même principe: c’est la morale, et non le droit, qui fonde la décision d’internement. Plutôt que des délits, ce sont des modes de vie qui sont condamnés.

Les internements administratifs visaient des modes de vie spécifiques. Ce sont avant tout des individus particulièrement vulnérables qui étaient concernés: les personnes pauvres, sans emploi, sans réseau familial ou appartenant à des minorités stigmatisées. Pour les élites bourgeoises et conservatrices, la misère, accentuée par l’industrialisation dès le XIXe siècle, représente une menace pour l’ordre social et les finances publiques. Une personne pauvre est perçue comme un danger. Selon la conception libérale, la pauvreté est la conséquence des choix personnels: plutôt que d’accorder de l’aide, il vaut mieux discipliner et contrôler. Les internements permettent, ultimement, de mettre à l’écart celles et ceux qui se trouvent incapables ou refusent de changer de mode de vie, et ce, au premier regard, à bas coût.

Des motifs aussi vagues que «alcoolisme», «débauche», «fainéantise» ou «inconduite» permettaient aux autorités de justifier une décision d’internement. L’imprécision des termes, loin d’être un hasard, est cultivée: il s’agit de disposer de moyens pour contourner les normes juridiques et les droits individuels, d’établir et de profiter d’un droit parallèle. Les internements ne servent pas à corriger les défauts diagnostiqués – les personnes concernées se retrouvent, à leur sortie, souvent dans une pire situation qu’au moment de leur internement – mais bien à punir, isoler, exclure. En outre, les violences physiques, psychologiques et sexuelles ainsi que le travail forcé font partie du quotidien de l’internement administratif, alors que les plaintes même les plus graves sont ignorées des autorités politiques. Les personnes concernées se retrouvent ainsi prises dans une machinerie qui les prive de leurs droits civiques et, malgré les avertissements répétés de la Cour européenne des droits de l’homme, est consciemment préservée.

Les travaux de la CIE, rédigés pour un public large, lèvent le voile sur une pratique effroyable. A la merci des administrations cantonales et parfois communales, des milliers de personnes ont été incarcérées dans des conditions lugubres sans jamais avoir commis de délit. Bien que cette forme particulière d’internement ait été abrogée en 1981, «la mise à l’écart de personnes sans lien avec la commission d’un délit» est encore d’actualité – comme les 14 580 hospitalisations sous contrainte ordonnées en 2016 l’indiquent (p. 270). Une lecture urgente.

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Notre chroniqueur est historien.

Opinions Chroniques Séveric Yersin

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lundi 8 janvier 2018

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