Suisse

Le double jeu de la Suisse humanitaire

Après la guerre, la Suisse a accueilli des jeunes juifs du camp de Buchenwald. Pour redorer son blason.
Le double jeu de la Suisse humanitaire
La Suisse voulait redorer son blason en accueillant des enfants de Buchenwald. DR
Histoire vivante

Après la capitulation de l’Allemagne, en mai 1945, la Suisse s’est vu reprocher par le Gouvernement américain d’avoir prolongé la guerre en maintenant des relations économiques avec le régime nazi. Pour tenter de redorer son blason, elle a alors joué la carte humanitaire, accueillant des réfugiés, dont 370 jeunes hommes et jeunes filles qui avaient survécu à l’enfer du camp de concentration de Buchenwald, près de Weimar en Allemagne. Explications de l’historienne Tiphaine Robert.

Qui étaient ces «enfants de Buchenwald»?

Tiphaine Robert: Lors de la libération du camp de Buchenwald, les soldats américains avaient découvert un millier d’enfants ayant survécu aux «marches de la mort» imposées depuis Auschwitz-Birkenau ou Gross-Rosen. La Suisse s’est alors proposée comme lieu de transit pour ces survivants, s’engageant à les héberger durant six mois, avec la collaboration de la Croix-Rouge suisse. De fait, plutôt que des enfants, ce sont de jeunes adultes qui ont débarqué en juin 1945 à la gare de Bâle, suscitant la surprise des organisateurs. Les garçons ont été logés au Zugerberg (ZG), et 65 jeunes filles juives placées dans un «camp modèle», à Neuchâtel.

Ce qui frappe, dans les récits qu’en fait la presse, c’est le manque d’empathie. On vante l’accueil suisse. La Feuille d’avis de Neuchâtel, par exemple, décrit le confort de ces «beaux cantonnements» qui, après Buchenwald, doivent «apparaître comme un paradis». L’opération reste symbolique. Contrairement à ce qu’on imagine, la Suisse n’a pas ouvert grand ses portes au sortir de la guerre, elle s’est contentée d’actions ponctuelles pour soigner son image.

Le beau geste humanitaire n’était donc pas gratuit?

Au sortir de la guerre, la Suisse faisait l’objet de sévères critiques de la part des Alliés, le principal grief étant l’achat d’or nazi par la Banque nationale suisse. La Suisse se retrouve isolée sur le plan diplomatique. Les Alliés la qualifient volontiers de profiteuse de guerre et lui reprochent ses compromissions avec l’Axe.

Diverses entreprises helvétiques profitaient du travail forcé dans leurs filiales en Allemagne, notamment Alusuisse et Maggi. Les directions suisses fermaient les yeux sur ces pratiques. De grands groupes de la chimie, comme Ciba, Geigy ou Roche, étaient aussi concernés. Leurs filiales allemandes, qui n’étaient pas coupées des maisons mères, participaient à l’effort de guerre nazi, fournissant par exemple des produits pharmaceutiques à la Wehrmacht et à la SS. L’industrie de l’armement suisse exportait aussi vers le Reich.

«La Suisse fabrique à la fois des armes et des pansements»
Tiphaine Robert

Selon le rapport Bergier, 84% des exportations de matériel de guerre étaient destinées aux pays de l’Axe, contre seulement 8% aux Alliés et 8% aux Etats neutres. Ce double jeu n’est pas nouveau: la Suisse fabrique à la fois des armes et des pansements. Cela est constitutif de son histoire.

Durant la guerre, la Suisse a tout de même ouvert ses frontières à passablement de réfugiés?

Oui, dès 1940, elle a accueilli des enfants pour des séjours limités. Jusqu’en 1949, 160’000 filles et garçons ont pu séjourner en Suisse. En 1942, l’œuvre Secours aux enfants de la Croix-Rouge suisse a été créée pour organiser les convois et l’accueil. Mais jusqu’en 1944, les enfants juifs étaient refoulés. De courageuses employées de la Croix-Rouge, comme Anne-Marie Im Hof-Piguet, s’en sont indignées. Elles ont désobéi à la hiérarchie, organisant des réseaux pour sauver des enfants juifs. Durant le conflit, environ 60’000 réfugiés ont finalement été acceptés, dont une moitié de juifs accueillis principalement après juillet 1944. Des dizaines de milliers de personnes ont en revanche été refoulées aux frontières durant le conflit. Nombre d’entre elles ont été déportées dans les camps. En 1957, dans son rapport sur la politique d’asile en Suisse, réalisé sur mandat du Conseil fédéral, le professeur Carl Ludwig conclura qu’«il est hors de doute qu’une politique plus libérale en matière d’admission aurait eu pour effet de mettre d’innombrables persécutés à l’abri de l’extermination.»

Depuis la fin 1941, les autorités helvétiques savaient que les juifs étaient déportés. Elles ont pourtant durci la politique d’asile dès 1942. Pourquoi?

En 1942, ce durcissement est approuvé par de larges milieux, des associations patriotiques aux parlementaires pour qui «la barque est pleine». Avec l’afflux de réfugiés, on craint des difficultés insurmontables concernant l’accueil et l’hébergement. On évoque aussi la dangerosité des réfugiés. L’antisémitisme est alors structurel au sein des autorités.

On entend tout de même des critiques, qui émanent principalement des milieux chrétiens, de l’Office d’aide aux réfugiés et de la presse. Certains journalistes parviennent à contourner la censure, rendant compte de déportations et d’exterminations. Des informations circulent, surtout dans les régions frontalières où s’opèrent les passages clandestins. Il y a quelques actes de désobéissance civile, de petites manifestations lorsqu’une famille est refoulée. En septembre 1942, des écolières de Rorschach écrivent au Conseil fédéral pour protester contre cette politique d’accueil restrictive. Mais souvent, les récits de déportation et d’extermination de juifs sont associés à de la propagande.

En jouant la carte humanitaire au sortir de la guerre, la Suisse a-t-elle réussi à redorer son blason face aux Alliés?

En mai 1946, lors du Traité de Washington, les Etats-Unis veulent encore sanctionner la Confédération. Mais des représentants suisses, dont Walter Stucki, vont réaliser un «miracle diplomatique». La Suisse ne doit verser que 250 millions de francs pour contribuer à la reconstruction de l’Europe, inventorier les avoirs allemands bloqués en Suisse et liquider certains avoirs détenus par des Allemands. Ces sanctions, peu sévères, ont privé les autorités et le public d’un examen de conscience qui aurait pourtant été bien nécessaire.

La Suisse de l’après-guerre, ou la perte d’une certaine innocence

Il y a 75 ans, la capitulation allemande signifiait le grand retour de la paix pour l’Europe et la population suisse. Elle mettait aussi en lumière certaines compromissions d’une Suisse «indépendante et neutre» se profilant comme pays d’accueil et de tradition humanitaire. Pour évoquer cette époque charnière, la RTS va déployer, du 8 au 17 novembre, une opération spéciale baptisée Frieden. Elle s’ouvrira dimanche, à l’enseigne d’Histoire vivante, par le documentaire Les enfants de Buchenwald – Une action humanitaire suisse, suivi de La Suisse, coffre-fort d’Hitler. Une série dramatique en six épisodes, intitulée Le prix de la paix, thématisera dès mardi la perte de l’innocence d’un monde confronté à l’héritage de la guerre. Mercredi, un débat Infrarouge, illustré par le documentaire Ems-Chemie, l’histoire cachée, traitera du passé sulfureux de certaines entreprises suisses. L’après-guerre sera aussi au programme des émissions radio de Jean Leclerc sur La Première. PFY

 

» Histoire vivante:   Radio: Ve: 13h30      TV: Les enfants de Buchenwald    Di: 20h55   Lu: 23h35

Suisse Pascal Fleury Histoire vivante

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