Chroniques

Le vingt-septième canton dans l’histoire

À livre ouvert

Lorsque les nations européennes débutèrent l’exploration et l’invasion de l’Amérique du Nord au XVIIe siècle, «elles rencontrèrent des communautés indigènes développées, présentes depuis des millénaires, et ces envahisseurs les qualifièrent sauvages ou primitives devant s’incliner face à leur civilisation d’inspiration chrétienne. […] Les envahisseurs mobilisèrent leur religion originaire du Moyen-Orient comme arme idéologique pour justifier leur conquête et leur extermination parfois génocidaire.»1>Leo Schelbert, Von der Schweiz anderwso. Historische Skizze der globalen Präsenz einer Nation, Limmat Verlag, Zurich, 2020, 313 p. ; citation de la page 190: je traduis, avec quelques libertés. Déportation, extermination, expropriation, assimilation forcée – les méthodes employées par les puissances européennes permirent de faire basculer toute l’Amérique du Nord en mains blanches au plus tard en 1890. Dans le sillage de cette violente conquête, des dizaines de milliers de Suisse-sse-s immigrent durant tout le XIXe siècle dans l’espoir de posséder un bout du Nouveau Continent, et contribuent à rendre irréversible l’expropriation des indigènes.

Le nouveau livre de l’historien Leo Schelbert esquisse la «présence mondiale d’une nation d’Europe de l’Ouest» au travers de ses émigré-e-s. En se concentrant sur de nombreux destins individuels, il montre que, sans avoir de colonies ou de protectorats, la Suisse est «associée par ses émigré-e-s à la domination européenne et à la destruction de mondes indigènes sur plusieurs siècles». Von der Schweiz anderswo inscrit l’histoire helvétique dans l’histoire globale au travers des biographies individuelles: il en ressort une histoire multiple, variée, couvrant un vaste spectre entre destins d’aventuriers, missionnaires, militaires, entrepreneurs ou colons, une histoire qui ne se laisse que difficilement résumer – et c’est bien sa richesse.

Car les Suisse-sse-s ont la bougeotte. Des îles du Pacifique à l’Afrique du Sud en passant par Singapour ou le Chili, des Suisse-sse-s se sont établis, à un moment ou à un autre depuis ces quatre derniers siècles, un peu partout dans le monde. Leo Schelbert ne cède pas à la dénonciation simpliste d’une conquête sans merci, mais documente plutôt les rencontres complexes avec des mondes étrangers et nouveaux, qui, souvent, donnent des résultats contrastés. Ainsi du bactériologiste d’Aubonne (VD) Alexandre Yersin (1863-1943) qui, au sein de l’administration coloniale française au Vietnam, s’engage pour l’amélioration des conditions sanitaires sur place tout en contribuant à l’exploitation de la population locale par les compagnies françaises.

L’approche de Leo Schelbert ne permet toutefois pas de rendre visible le rôle de la finance helvétique dans l’économie mondiale – et ceci malgré le fait que les instituts financiers suisses investissent de manière considérable à l’étranger au tournant du XXe siècle. On regrette également qu’il n’ait pas accordé plus d’intérêt au rôle des entreprises suisses dans l’impérialisme européen. L’exemple éthiopien est ici révélateur: si Leo Schelbert relate dans le détail le parcours extraordinaire d’Alfred Ilg, qui devient le bras droit de l’empereur Menelik II et contribue à défendre l’Ethiopie face aux puissances colonisatrices, il oublie que, durant l’occupation du pays par l’Italie fasciste entre 1936 et 1941, plusieurs entreprises helvétiques obtiennent de rentables contrats sur place.

L’ouvrage de Leo Schelbert est une lecture passionnante, et fascine par la variété des destins de missionnaires, entrepreneurs ou colons helvétiques partis dans les régions les plus éloignées. L’auteur offre, indirectement, une réflexion sur son propre rôle dans cette histoire: né à une coudée du lac de Walenstadt en 1929, il s’implante aux Etats-Unis en 1959 et est nommé professeur d’histoire à Chicago en 1971, où il se spécialise dans l’histoire de l’immigration en Amérique du Nord. Von der Schweiz anderswo apparaît ainsi comme un regard oblique sur l’histoire suisse, une méditation sur ce qu’est d’être suisse et du rôle de ce 27e canton que forment les 800’000 expatrié-e-s.

Notes[+]

Notre chroniqueur est historien.

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lundi 8 janvier 2018

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