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La Suisse lave-t-elle plus vert?

La Suisse lave-t-elle plus vert?
Dominique Bourg: «Si la Suisse et l’Europe ont pu ne pas augmenter, voire diminuer leur empreinte carbone directe dans les calculs internationaux, c’est qu’elles ont exporté les productions domestiques les plus sales.» Manifestation à Genève contre les investissements dans les énergies fossiles de Credit Suisse, dont Roger Federer est l’ambassadeur; février 2019. KEYSTONE/SALVATORE DI NOLFI
Ecologie

«La Suisse se donne une bonne image de pays propre, organisé, démocratique, mais son influence internationale est tout le contraire: antidémocratique et climaticide.» Un constat sans appel qui ressort de l’échange de deux spécialistes de l’écologie, la chercheuse Julia Steinberger et le philosophe Dominique Bourg, avec la revue Moins!.

La Suisse et ses habitant-e-s se considèrent souvent comme des modèles d’écologie. Mais est-ce bien le cas? La rédaction de Moins! s’est entretenue avec deux spécialistes de la question. Julia Steinberger est chercheuse en économie écologique, professeure à l’université de Lausanne et co-autrice du 6e rapport du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat); Dominique Bourg est philosophe, directeur de la publication en ligne La Pensée écologique et directeur de collections aux PUF.

La Suisse se présente souvent comme un pays très écologique. Partagez-vous cette opinion?

Dominique Bourg: On trouve chez nous une grande part de l’industrie chimique européenne, un secteur bancaire impliqué massivement dans les investissements carbonés et pourtant essentiel au PIB suisse. Nos niveaux de vie et PIB sont élevés, or la corrélation est certaine entre la richesse d’un pays et sa contribution aux dégradations de la planète. Le mitage du territoire est significatif en Suisse, nous baignons dans le néolibéralisme, etc. Un bon mélange pour être tout sauf écolo! Cela dit, il y a des minorités très écologistes et une jeunesse engagée qui est magnifique.

Julia Steinberger: La Suisse a certes fait un gros travail par rapport à certains aspects de son environnement local, comme la propreté des rues et espaces publics. Par contre, la qualité de l’air demeure un grand problème à cause de l’énorme emprise de la voiture que la Suisse refuse de remettre en question. Mais globalement, comme tous les pays soi-disant développés, la Suisse est un pays sur-consommateur où la consommation des ressources directes et indirectes dépasse largement les limites planétaires, ce qui génère le réchauffement climatique, la perte de biodiversité ou les transformations irréversibles d’écosystèmes.

On signale rarement que les deux tiers au moins de notre impact écologique sont aujourd’hui générés à l’étranger…

JS: La Suisse n’est pas seule dans ce cas. Il y a certainement là un mélange de honte à reconnaître l’ampleur de ses émissions internationales et de déresponsabilisation. Les émissions internationales découlant de la consommation en Suisse relèvent pourtant de notre responsabilité, surtout lorsqu’on considère le rôle décisif et dominant de la place financière suisse, responsable d’investissements importants dans des infrastructures brûlant des énergies fossiles, de déforestation et autres activités extractives.

DB: Dans une récente étude non encore publiée de l’Office fédéral de l’environnement, les émissions importées sont prises en compte. L’empreinte moyenne d’un Suisse s’élève ainsi à 60 000 Unités de charge écologique/jour, alors qu’elle devrait être à 20 000, ce qui signifie que nous consommons l’équivalent de «trois planètes», plus que la moyenne européenne.

Les émissions grises représentent effectivement les deux tiers de nos émissions de carbone. Si la Suisse et l’Europe ont pu ne pas augmenter, voire diminuer leur empreinte carbone directe dans les calculs internationaux, c’est qu’elles ont exporté les productions domestiques les plus sales. En revanche, dans les calculs internationaux relatifs aux négociations climatiques, on ne comptabilise pas les émissions importées, le commerce international étant considéré plus important que le climat…

On entend souvent que le plus gros pollueur mondial serait la Chine et que la Suisse, par sa petite taille, représente un infime impact…

JS: Dans un article récent1>William F. Lamb, Julia Steinberger, etc., Discourses of climate delay, Cambridge University Press, juillet 2020. où nous catégorisons les «discours du délai climatique», nous avons catalogué cet argument sous la rubrique «whataboutism»: on pointe du doigt vers tous, sauf soi-même, dans l’espoir de ne pas devoir agir. Mais cet argument peut être répété dans l’autre sens: la Chine compte des centaines de régions. Certaines émettent moins que la Suisse. Donc la Chine ne devrait rien faire avant que la Suisse n’agissent! De toute façon, le rapport 1,5 degrés du GIEC est catégorique: toutes les régions, tous les pays, doivent atteindre zéro émissions avant 2050 pour avoir une chance de rester en dessous des 1,5 degrés de réchauffement.

DB: Il faut revenir aux causes de la dégradation de l’habitabilité de la Terre, qui est l’enjeu du dérèglement climatique. Le niveau de consommation finale individuelle et collective détermine les flux de matières et d’énergie en amont, qui sont les causes des destructions. Plus on est riche, plus on consomme d’énergie. Les 10% les plus riches des humains – dont nous faisons partie–  émettent environ 50% des émissions de gaz à effet de serre totales…

Quel rôle la Suisse joue-t-elle dans les politiques écologiques internationales?

JS: La Suisse joue un rôle de plaque tournante de la finance internationale, surtout celle qui a pour but de se soustraire aux contrôles publics et démocratiques des populations dans les pays qui sont concernés par les activités de cette finance extractive. Jean Ziegler a démontré le rôle de la Suisse dans la corruption internationale et le blanchiment d’argent liés aux commerces néfastes: armes, drogue, etc. Mais la Suisse joue un rôle similaire avec les industries écocides, les énergies fossiles, l’agrobusiness destructeur d’écosystèmes, etc. La Suisse se donne une bonne image de pays propre, organisé, démocratique, mais son influence internationale est tout le contraire: anti-démocratique et climaticide.

«Si la Suisse régulait les multinationales et sa place financière, cela créerait une situation salutaire au niveau mondial» Julia Steinberger

L’argument revient souvent que si la Suisse régulait ou contraignait ses multinationales à des standards plus écologiques, celles-ci se délocaliseraient dans des pays (encore) moins regardants…

JS: Cet argument est un aveu flagrant de culpabilité, avec en plus un souhait d’impuissance: «Je suis coupable, mais je n’y peux rien, c’est plus fort que moi.» En réalité, si la Suisse régulait les multinationales et sa place financière, cela créerait une situation salutaire au niveau mondial. La Suisse pourrait enfin collaborer avec d’autres pays pour réguler les marchés internationaux, plutôt que de jouer le jeu des criminels.

DB: Il faut admettre que des groupes iraient ailleurs, mais il faut savoir ce qu’on veut, et savoir que chaque décision menée dans un pays exerce une influence sur les autres. Du point de vue des mobilisations également, ce qui se passe dans un pays fait avancer les autres. En Hollande, l’affaire Urgenda et l’obligation faite au gouvernement par la justice d’agir pour le climat, de se conformer aux accords de Paris, a influencé les autres juridictions. En Suisse, le jugement de janvier 2020 du juge Colelough a représenté une avancée importante au niveau international.2>Ndlr: avec l’acquittement en première instance des activistes du climat ayant occupé une succursale lausannoise de Credit Suisse. (Depuis, le jugement a été défait en appel).

Quel est le rôle de la Suisse dans les questions de justice climatique et de dette climatique?

JS: La Suisse est un pays fortement industrialisé, ce qui en fait une bénéficiaire historique des émissions de gaz à effet de serre. Dans l’optique de la justice climatique, la Suisse doit donc non seulement réduire ses propres émissions, mais de plus soutenir les pays non industrialisés à se développer sans énergies fossiles et contribuer aux pays qui souffrent déjà fortement des impacts climatiques.

DB: Les émissions passées sont effectivement importantes et elles sont prises en compte dans les négociations internationales, ce sont les «responsabilités communes et différenciées». Concernant les grands enjeux écologiques, la responsabilité de la Suisse, compte tenu de la modestie de sa démographie, renvoie d’abord aux grands groupes qu’elle abrite, à commencer par ses grandes banques. Mais rêvons, imaginons un pays riche comme la Suisse se lançant dans des modes de vie plus sobres mais porteurs d’un plus grand bien-être… Son exemple ne serait pas négligeable.

Que pensez-vous du «Plan Climat» que les Verts ont publié dernièrement?

JS: Ce plan comporte des éléments ambitieux et marque une avancée nette. Il met l’accent sur tous les secteurs, y compris les émissions internationales liées à la consommation suisse, ce qui est positif, et démontre une réelle volonté d’atteindre zéro émissions de CO2 rapidement. La comptabilité des émissions est par contre un peu fantaisiste: réduire les émissions internationales n’est certainement pas équivalent à autant d’émissions négatives. Ce sont des émissions en moins, au niveau global, tout simplement: aucun CO2 n’est retiré de l’atmosphère (ou du bilan de Suisse).

Dans un autre sens, j’ai été impressionnée positivement parce que ce plan met enfin en question la consommation de viande et la nécessité absolue de réduire celle-ci de manière significative, mais déçue de constater que les produits laitiers, si importants en Suisse et si néfastes pour le climat, ne sont pas mentionnés. Et finalement, j’aurais voulu voir le pendant social (protection des populations vulnérables, garantie de travail, transition juste) être mis en avant de façon plus conséquente, car d’après moi ce n’est qu’avec ce genre de politique intégrant ambition sociale et environnementale, inspirée du Green New Deal, qu’on pourra créer le consensus majoritaire nécessaire pour agir de façon urgente et transformatrice sur le climat.

DB: Aujourd’hui, nous sommes déjà à 1,2° C de réchauffement et il est déjà trop tard pour rester sous la barre des 1,5° C, valeur que nous dépasserons dans la décennie selon certains modèles, peut-être même avant 2025. Il faut cesser d’affirmer que ce serait encore possible de ne pas dépasser les 1,5° C. Quand une molécule de dioxyde de carbone entre dans l’atmosphère, elle n’exprime rapidement qu’un tiers de son pouvoir de réchauffement; les deux autres tiers ne se déploient que sur des décennies. Nous avons donc d’ores et déjà décidé des 2° C en 2040. De plus, les aérosols du Sud cachent une partie des effets du réchauffement potentiel. Il s’agit aujourd’hui de tout faire pour limiter le réchauffement à 2° C, mais c’est malheureusement mal parti avec la donne politique internationale. C’est le côté tragique du climat, on décide d’effets qui ne se produiront que beaucoup plus tard; et donc, inversement, c’est avant que les effets ne se déploient qu’il conviendrait d’agir!

La nouvelle loi suisse sur le CO2 est sans la moindre proportion à cette situation. Les Verts ont proposé leur propre projet en suggérant de diminuer par trois les émissions importées. Les objectifs du plan climat des Verts sont bien, mais la neutralité carbone en 2030 me semble difficilement réalisable: par quels moyens va-t-on y arriver? Je m’interroge avec eux. Comment travailler à ces changements en agissant sur les mentalités? Les dangers se font sentir, ce n’est pas un hasard que des millions de gens jeunes se soient mobilisés depuis 2018, année où on a commencé à ressentir dans notre chair les dérèglements climatiques.

Notes[+]

* Article paru dans Moins!, journal romand d’écologie politique, n°49, octobre-novembre 2020.

Opinions Contrechamp Mathilde Marendaz Ecologie

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