Chroniques

L’internationalisme des pédagogues

À livre ouvert

«Bon, assez perdu de temps. Au boulot, maintenant. Mais d’abord un petit tour, juste deux minutes pour se dégourdir les jambes et s’aérer les méninges, avant de s’y remettre», s’exclame Adrien Deume, le fonctionnaire de la Société des nations (SDN) cruellement dépeint par Albert Cohen dans Belle du Seigneur (1968). De retour de sa promenade, Adrien passe un laborieux après-midi à tailler son crayon et à faire des allers-retours dans les couloirs dans l’espoir de croiser le sous-secrétaire général qui, le ciel aidant, lui offrira la promotion à laquelle il aspire. La SDN – et avec elle tout ce qui fait la Genève internationale – apparaît sous la plume de Cohen comme un assemblage d’ambitieux paresseux, satisfaits du moelleux de leurs fauteuils et, avant tout, du régime fiscal spécial dont ils disposent.

Cinquante ans plus tard, les institutions internationales sont remises en question, comme jamais depuis 1945. Plus tôt cette année, le gouvernement des Etats-Unis a ainsi annoncé interrompre son financement de l’Organisation mondiale de la santé – une coupe de 15% de son budget total. L’internationalisme bat de l’aile.

Devant cette déconstruction des institutions internationales, il est particulièrement instructif de se pencher sur le moment de leur instauration. Construire la paix par l’éducation1>Rita Hofstetter, Joëlle Droux, Michel Christian (éd.), Construire la paix par l’éducation: Réseaux et mouvements internationaux au XXe siècle. Genève au cœur d’une utopie, Editions Alphil-Presses universitaires suisses, Neuchâtel, 2020, 342 p. propose exactement ça: douze contributions analysent minutieusement les débuts de la coopération internationale dans le champ de l’instruction publique. L’ouvrage offre ainsi un éclairage bienvenu sur l’engagement et le travail au quotidien de celles et ceux qui, au nom d’un idéal, s’investissent sur la scène internationale.

L’ouvrage montre qu’en matière d’éducation, l’internationalisme n’a pas attendu la SDN: au contraire, plusieurs initiatives voient le jour au tournant du siècle, à l’image du Bureau international des écoles nouvelles en 1899. L’expérience de la Première Guerre mondiale, ce trauma profond pour les sociétés européennes, va modifier l’approche des réformistes, et donner vie à de nouveaux types d’engagement. La fondation du Bureau international de l’éducation en 1925, calqué sur le modèle du Bureau international du travail, est une des formes que prend ce nouvel internationalisme des pédagogues.

Genève apparaît ainsi comme le siège d’un mouvement international voyant dans l’éducation la clef du «plus jamais ça». De fait, en 1919, le message est clair: «L’éducation prend pour nous une valeur saisissante», déclare Alice Descœudres à l’ouverture des cours de l’Institut Rousseau, «nous entrevoyons la responsabilité redoutable qui pèse sur nous puisque, si nous échouons dans notre œuvre d’éducation, nous entraînons dans notre déroute l’échec de toutes les réformes morales et sociales qui seules nous permettent d’espérer un monde meilleur». Si les horreurs de la Grande Guerre provoquent, parmi les éducateurs et éducatrices réformateurs, un rejet de l’enseignement traditionnel, l’alternative n’est pas pour autant évidente: faut-il, comme le courant anarchiste au sein de la Fédération de l’enseignement le désire, aller jusqu’à contester à l’Etat le monopole de l’éducation? Ou plutôt mobiliser le nationalisme, afin de «le rendre inoffensif, de façon que les énergies magnifiques qu’il est capable de susciter chez les individus ne soient mises au service que de causes humainement justes»?

Ces questions s’imbriquent dans des dynamiques complexes, que les auteurs et auteures du volume décortiquent avec précision. Si une place importante est laissée aux éducateurs et éducatrices, la réflexion s’intéresse largement aux réseaux, aux dynamiques institutionnelles et aux débats idéologiques qui parcourent ces groupes hétérogènes de féministes, de révolutionnaires, de naturistes ou encore de partisans de l’ésotérisme théosophique. En outre, l’un des grands intérêts de l’ouvrage est qu’il rend compte de l’évolution des concepts et du contexte historique, et met par exemple en lumière l’émergence d’une nouvelle conception de l’enfance. Point commun entre l’essentiel des éducateurs et éducatrices étudiés, cette concentration sur l’enfant et ses besoins spécifiques constitue l’une des grandes entreprises de cet internationalisme: la dynamique culmine avec l’adoption de la Déclaration des droits de l’enfant par la SDN en 1924, dont l’innovation majeure est de garantir les besoins minimaux des enfants sous forme de droits «en dehors de toute considération de race, de nationalité, de croyance» (préambule).

Lecture hautement recommandable, bien qu’avant tout destinée aux universitaires, le volume offre un point de vue bien différent de celui de Cohen sur les institutions internationales. Pas d’Adrien Deume parmi les faiseurs et faiseuses de cet internationalisme éducatif: ceux-ci brillent de par leur énergie, leur engagement et leur volonté de contribuer à l’émergence d’un monde meilleur.

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Notre chroniqueur est historien.

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lundi 8 janvier 2018

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