Chroniques

Catherine Enel, une vie hors du commun

Un patron machiste et compliqué du Musée de l’Homme de Paris m’avait proposé «d’occuper cette fille» de vingt-cinq ans qu’il avait prise comme stagiaire. Je n’attendais pas une assistante-secrétaire saisissant, à une vitesse rare et sans faute, les textes compliqués (les ordinateurs n’étaient pas encore là!), parlant six langues, dont le dialecte zurichois et le pidgin de Papouasie, étudiante en ethnologie et maligne comme peu! Deux mois plus tard, le chef me demandait si elle méritait d’être embauchée. Naïvement, je lui faisais un rapport positif enthousiaste. Du coup, il la reprit à son service le lendemain!

Comme il l’occupait peu, elle revint quand même vers moi après s’être assurée, auprès de lui, de satisfaire au Groenland sa nouvelle passion du Grand Nord et de ses habitants, égale à celles éprouvées avant en travaillant à Zürich ou à la radio de Port Moresby [en Papouasie-Nouvelle-Guinée]. Sa curiosité pour tous les habitants de la planète et leurs vies lui faisait accepter, loin de tout carriérisme, n’importe quel travail, tant qu’elle pouvait aller où elle voulait, quand elle voulait.

C’était l’époque où nous préparions, avec Geneviève Meurgues, au jardin des plantes du Muséum national d’histoire naturelle parisien, une exposition sur l’«Histoire naturelle de la sexualité»1 Lire Geneviève Meurgues, Du jardin de Buffon à l’Afghanistan, mémoires d’une naturaliste, L’Harmattan, Paris, 2019.. J’avais chargé Catherine de la délicate tâche de recueillir, auprès des tribus rivales d’ethnologues du Musée de l’Homme, les informations et les objets pertinents pour illustrer la partie humaine de l’exposition. Grâce à son expérience des ethnies guerrières de Nouvelle Guinée, elle s’en sortit admirablement, sans le moindre incident diplomatique!

Mais un méchant cancer lui fit attribuer une survie maximale de six mois par la médecine de pointe parisienne. Elle décida alors de mourir au Groenland de l’est, près de son mari météorologue, et abandonna tout traitement sur conseil de spécialistes danois. Mais elle survécut, au milieu des glaces et des blizzards! Pendant les vingt-cinq ans qui suivirent, elle travailla avec des généticiens, des démographes, des ethnologues, autant que possible sur le terrain, au Sénégal, dans l’Arctique ou ailleurs. Ayant maitrisé en plus le danois, l’est-groenlandais et le peul, elle apprit des rudiments d’autres langues locales, toujours avec une facilité déconcertante. Une rechute la ramena pour traitement à Paris, puis en Bourgogne. Affaiblie, mais à nouveau sur pied, elle repartit en Afrique avec des scientifiques et découvrit la Tanzanie et d’autres lieux avec des humanitaires, sur des contrats occasionnels mal payés. Presque vingt ans plus tard, une deuxième rechute vient de lui être fatale…

Catherine Enel était un mélange de timidité, parfois extrême, d’empathie, d’intelligence, d’habileté sociale et d’une volonté d’indépendance intransigeante. Curieuse de tout et dotée d’un humour redoutable, elle était parfois rejetée par celles et ceux qui se prenaient trop au sérieux. Elle a énormément apporté, tour à tour, à la recherche, à la muséologie et à ses autres activités, sans que cet apport soit reconnu, comme ceux de tant de «petites mains» qui font fonctionner les institutions sans en être ni remerciés, ni rétribués comme elles et ils le méritent. Elle a sans doute battu les records de cette mobilité créative que chante le néo-libéralisme et de l’interdisciplinarité scientifique à laquelle la recherche aspire tant. Avec, pour résultat, de finir presque oubliée et pauvre, obligée de survivre de petits contrats à l’âge où ceux qui n’ont jamais bougé, ni dit «non!», jouissent d’une retraite «bien méritée».

De Catherine Enel, polyglotte surdouée, comme peu en Europe occidentale, je retiens surtout un sourire ironique, presque toujours bienveillant, une passion du travail bien fait, si pénible soit-il, une complicité rare… et un fichu caractère!

Notes[+]

* Chroniqueur énervant.

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