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Travailleurs à la peine

Carnets paysans

Quatorze francs de l’heure. C’est le salaire moyen des travailleuses et travailleurs agricoles dans les neuf cantons suisses examinés par une étude statistique qui vient d’être publiée par la Plateforme pour une agriculture socialement durable. Gilles Bourquin et Jan Chiarelli ont réalisé, pour la Plateforme, une compilation des données disponibles sur le sort des travailleurs du secteur agricole dans neuf cantons (Bâle-Campagne, Berne, Fribourg, Genève, Glaris, Thurgovie, Vaud, Valais, Zurich). Les résultats, on s’en doute, ne sont pas brillants.

Premier élément frappant, la situation globale, à quelques éléments près, n’a guère évolué en vingt ans. La section Terre du Syndicat industrie et bâtiment vaudois avait en effet publié en 1999 une brochure sur la situation des travailleurs agricoles du canton. Les constats qu’on pouvait tirer alors restent largement ­valables.

Le secteur agricole suisse emploie environ trente mille personnes (p.22), auxquelles s’ajoutent, selon des estimations, quelque 8000 travailleuses et travailleurs non déclarés (p.29). Les contrats-types de travail (CTT) sont très variables selon les cantons. En 2018, le salaire minimum fixé à Glaris était de 3235 francs, pour un maximum de 66 heures hebdomadaires. A Genève, le salaire minimum était de 3300 francs pour un maximum de 45 heures hebdomadaires. Bourquin et Chiarelli proposent, à juste titre, de comparer ces chiffres avec le salaire médian de l’ensemble des salarié·e·s à 6502 francs par mois pour un volume horaire hebdomadaire maximum de 42 heures environ. Qu’est-ce qui justifie que, tout en travaillant plus, des gens gagnent deux fois moins que le salaire médian? Sans doute le mépris que nourrissent les pouvoirs publics, l’Union suisse des paysans et les grands distributeurs pour le travail de la terre, à rebours de toute leur ­communication mensongère.

Gilles Bourquin et Jan Chiarelli soulignent encore que la rémunération indigne des salarié·e·s du secteur primaire est en lien avec la faiblesse des prix aux productrices et producteurs. Sur un franc dépensé en supermarché pour des denrées alimentaires, la part moyenne qui revient à la production est de 32 centimes (p.43). Un chiffre qui n’a pas évolué depuis 2001. Les subventions publiques à l’agriculture, quoique plus élevées que dans n’importe quel pays de l’OCDE, sont largement siphonnées par les grands transformateurs (laiteries, meuneries et abattoirs industriels) et par la grande distribution (p.38).

A cela s’ajoute l’endettement formidable des exploitations agricoles, qui précarise bien entendu les exploitant·e·s autant que leurs salariés. Les banques possèdent aujourd’hui, via les prêts qu’elles accordent, près de la moitié des actifs des fermes. Un graphique (p.41) montre l’évolution du capital emprunté par ferme et par canton, de 2014 à 2017. Pour l’anecdote, on notera un pic remarquable atteint dans le canton de Genève où le capital emprunté par ferme passe de 500 000 francs à 1,5 million en une année (2015). Il s’agit du moment où les pouvoirs publics (Plan de développement régional) et la Migros ont eu l’excellente idée d’encourager la production indigène de tomates hors sol et sous serres chauffées…générant des investissements considérables (et des emprunts en conséquence) dans des cathédrales de verre à Troinex et Plan-les-Ouates.

Aucun des acteurs de la politique agricole suisse n’a vraiment conscience de la violence sociale que recèlent ces profondes inégalités. La situation est très semblable à celle qui prévaut pour le changement climatique: alors que les données objectives du problème ne peuvent plus être contestées que par des idéologues forcenés ou des mercenaires de la communication, aucune mesure sérieuse n’est prise. Cette inaction est dissimulée par des déclarations vertueuses et des projets marketing sans lendemain. Comme le souligne Anne-Catherine Ménétrey dans son introduction à l’étude, il est plus que temps de rompre avec ces discours lénifiants qui «glorifient la paysannerie et oublient les ­paysans» et de passer aux actes.

Notre chroniqueur est observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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