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Frontières

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Tout a commencé par des remparts, des châteaux forts, des donjons et des mâchicoulis. Puis on a vu se creuser des fossés, se sceller des barreaux, se construire des fortifications, s’ériger des murs. Progressivement, les frontières sont devenues plus brutales, prenant de l’épaisseur: des tranchées, des mines, des entortillements de barbelés, des gardes armés. Malgré leur fermeture précipitée, en mars de cette année, elles n’ont retenu aucun virus mais beaucoup de migrants. Les frontières du ciel sont plus sophistiquées encore, bardées d’appareils de reconnaissance faciale, de scanners et de logiciels capables d’enregistrer une kyrielle d’informations parfaitement anodines, mais cela n’a pas suffi à retenir les terroristes contre qui tous ces raffinements furent inventés. La désertification des espaces aéroportuaires n’a pas arrêté non plus le moindre corona. Pourtant c’est dès janvier qu’il aurait fallu fermer les portes au nez des riches voyageurs aériens, importateurs involontaires de ce Covid-19 qui se révéla si cruel pour les pauvres. Finalement, la frontière ultime, aujourd’hui, c’est celle qui sépare les individus entre eux: la «distanciation sociale». En théorie, tout ce qui sert à surveiller, à séparer et à exclure est aussi conçu pour protéger. La protection par l’exclusion en quelque sorte. Mais le plus souvent ça ne marche pas.

Pour faire face à un microscopique envahisseur viral galopant de pays en pays sans en épargner aucun, on aurait pu imaginer une riposte planétaire, une concertation méticuleuse, une solidarité assumée, toutes stratégies mises en place par une humanité plus consciente que jamais de sa commune et fragile destinée. Mais non! Les gouvernements ont fermé le monde, et la chasse au trésor, opiniâtre, pour mettre la main sur le matériel sanitaire indispensable s’est emballée dans un monstrueux chacun pour soi. Le vacarme de la guerre pour l’accaparement des futurs vaccins retentit déjà à travers le monde, au mépris de la plus élémentaire équité.

Au début des années 1990, des foules effervescentes secouèrent les capitales de la planète pour promouvoir l’altermondialisme. C’était la fin de la guerre froide, on croyait les frontières obsolètes, le «village mondial» allait être notre maison. Le premier forum social mondial, en 2001 à Sao Paulo, en duplex avec Davos, s’érigeait en contre-pouvoir du WEF. Ce rêve fut éphémère. Deux mouvements de sens opposés eurent raison du mirage cosmopolite. D’une part, la libre circulation mondialisée fut réservée aux capitaux, aux marchands et à leurs marchandises, tandis que les peuples de la Terre, saisis par la terreur de l’envahissement (par un virus ou des indésirables), commencèrent à se sentir trop vulnérables pour cultiver l’esprit d’universalité et réclamèrent le retour des barrières, un confinement de la pensée, en compagnie de Facebook. Il paraît que 27 000 kilomètres de nouvelles frontières ont surgi depuis 1991 sur l’ensemble des continents. Ça ne protège de rien du tout, mais ça rend service aux autocrates illibéraux qui proclament l’état d’urgence permanent.

Ces derniers mois, la libre circulation ne fut garantie qu’aux marchandises. Aucun colis ne fit défaut, ni la piscine gonflable commandée chez Amazon, ni le gril de jardin, ni le jacuzzi, toutes choses essentielles, aux yeux de certains, pour supporter le confinement. Maintenant que les managers se sont mis au télétravail et aux visioconférences et que les biens circulent indépendamment des individus, certains se verraient bien restreindre la mobilité des personnes, pourvu que les travailleurs frontaliers, sans qui notre système de santé aurait risqué l’effondrement, puissent continuer à passer, et que les «illégaux» restent reclus dans les confins de l’Europe. Le 20 juin, journée des réfugiés, pendant 24 heures, les noms des 38 739 exilés morts depuis 1993 en essayant d’atteindre l’Europe seront lus en leur hommage dans une église de Berne. Peut-être quelqu’un aura-t-il à cœur d’en faire autant pour ceux que le coronavirus a tués, en Suisse et ailleurs. Les premiers sont au fond de la mer, les seconds ont été enterrés sans cérémonie. Les frontières ont eu l’effet inverse de celui que les uns et les autres espéraient.

C’est dans ce contexte que L’UDC lance sa campagne pour l’abolition de la libre circulation des personnes, sur laquelle nous voterons le 27 septembre. Ses partisans ne se gênent pas pour instrumentaliser la pandémie en claironnant que la fermeture des frontières fut un bienfait et que la situation sanitaire restera durablement trop précaire pour accueillir des étrangers, même de l’Union européenne. Révoltant! Contre la sanctuarisation des frontières, il faut reconstruire la confiance et les solidarités. Finalement, les barrières individuelles, la mal nommée «distanciation sociale», offrent davantage de porosité: elles peuvent bouger, s’ouvrir, s’arrimer les unes aux autres, dans un sentiment partagé de responsabilité.

Notre chroniqueuse est ancienne conseillère nationale.
Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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