Chroniques

Soyez vous-même!

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

Soyez vous-même! Outre le caractère paradoxal de cette injonction, l’aspiration à se réaliser en tant que personne pose un certain nombre de questions.

L’aspiration moderne à l’authenticité

Le philosophe canadien Charles Taylor, entre autres dans Le Malaise de la modernité (1992), a souligné comment la recherche d’authenticité était devenue une aspiration du sujet moderne. Il en a en particulier dégagé la genèse à travers l’œuvre de philosophes tels que Jean-Jacques Rousseau ou encore Friedrich Nietzsche.

Néanmoins, une réflexion philosophique fait apparaître les difficultés d’une telle aspiration. S’il s’agit d’être soi-même, alors cela signifie-t-il qu’il existe déjà un moi constitué d’une manière innée (âme pour les plus religieux, ou génome pour les plus scientifiques) qui n’attend qu’à se déployer? Mais alors comment ne pourrait-on pas être soi-même? Cela signifierait aller contre sa propre nature. Ce qui peut sembler impossible. A moins de penser que la société peut nous dénaturer. Ce qui semble être la position de Rousseau lorsqu’il voit dans l’amour-propre une dénaturation sociale de l’amour de soi. La présence du regard d’autrui nous amène à constituer un moi social basé sur le désir de reconnaissance, l’hypocrisie ou encore la jalousie.

Ou alors faut-il penser, comme les existentialistes Sartre ou Beauvoir, qu’il n’y a pas de moi préexistant et qu’il s’agit de se choisir à partir d’une liberté radicale qui caractériserait l’être humain? Ce qui ne va pas sans poser là encore des difficultés quand il s’agit d’articuler une telle conception à l’existence des conditions biologiques et sociales. La difficulté d’articuler liberté absolue du sujet et conditions socio-historiques occupa d’ailleurs Sartre dans son ouvrage inachevé Critique de la raison dialectique.

Néanmoins, au-delà des difficultés philosophiques que pose cette quête de l’authenticité, on peut admettre que l’aspiration à la réalisation de soi puisse constituer une des raisons de vivre du sujet moderne dans un monde privé de sens. C’est du moins la justification qu’en avaient donné les auteurs existentialistes.

Développement personnel et management

A partir des années 1980 de manière limitée, puis beaucoup plus largement dès les années 1990, l’aspiration à l’authenticité devient le fond de la littérature dite de «développement personnel». On peut prendre comme exemple de ce type d’ouvrages le titre d’un bestseller: Cessez d’être gentil, soyez-vrai! (2001).

Le développement personnel tire son origine en particulier de la psychologie humaniste développée entre autres par Carl Rogers ou Abraham Maslow. Ce dernier est célèbre pour avoir théorisé une pyramide des besoins au sommet de laquelle se trouve le besoin d’accomplissement, au-delà même des besoins sociaux (tels que l’estime ou l’appartenance) et bien plus haut que les besoin physiologiques qui sont les besoins de base.

La psychologie humaniste devient, à l’ère postindustrielle marquée par la société de consommation, une référence du marketing et du management pour les cadres. C’est dans cette logique que le développement personnel apparaît comme l’un des axes de la littérature managériale. En témoigne des titres du genre: Manager avec les outils du développement personnel.

Dans le monde du développement personnel, une tendance aujourd’hui se dégage: la branche issue de la psychologie positive (elle-même issue en partie de la psychologie humaniste). La psychologie positive s’intéresse au fonctionnement optimal de l’être humain, à son bien-être. Une des particularités de cette approche est également son souci de s’appuyer sur les résultats de la psychologie expérimentale et les neurosciences. En témoigne son produit phare «la méditation pleine conscience»: cette dernière acquiert une notoriété en Occident après que des travaux en neurosciences et des études avec essais contrôlés randomisées attestent de son efficacité.

Etre soi-même, une question d’efficacité?

Les travaux en sciences sociales qui ont été consacrés aux discours du développement personnel ou à leurs lecteurs mettent en lumière certains points. En particulier, on peut remarquer entre autres dans l’ouvrage de Nicolas Marquis, Du Bien-être à la société du malaise (2014), que les personnes qui se tournent vers cette littérature sont en recherche de techniques efficaces.

Or c’est là sans doute que se situe une inflexion dans l’aspiration à être soi-même. Cette aspiration telle qu’elle est récupérée par le discours managérial se trouve transformée en une recherche de technologies de soi dont la visée est l’efficacité.

On ne peut ici s’empêcher de penser aux analyses des philosophes de l’Ecole de Francfort qui ont mis en lumière comment le capitalisme moderne et l’Etat bureaucratique étaient caractérisés par une domination de la raison instrumentale. De fait, la réalisation de soi, qui est sensée être une forme moderne de l’émancipation de l’individu, se trouve dès lors prise dans un processus de réification technique.

Notre chroniqueuse est enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com

Opinions Chroniques Irène Pereira

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