Chroniques

Il pleut des milliards

Transitions

A peine le coronavirus avait-il annoncé la couleur de sa fulgurance que l’économie aux abois faisait le compte de ses futures pertes. Notre inénarrable ministre des Finances, tout fier d’avoir réussi d’année en année la miraculeuse multiplication des milliards, s’empressa de promettre qu’il les ferait ruisseler sur tous les sinistrés du Covid-19. Entre la Suisse, l’Europe et les Etats-Unis, j’ai noté des promesses pour 4500 milliards, pratiquement autant que le renflouement des banques en 2008, et cela ne s’arrêtera probablement pas là. Ceux qui, comme moi, ont bataillé ferme, pendant des années, pour obtenir des crédits en faveur de toutes sortes de projets, évidemment indispensables, en sont restés pantois. Nos gouvernements se sont invariablement drapés dans leurs principes de saine gestion – austérité, sagesse, réduction de la dette – pour tout refuser. Désormais, on ne les croira plus. On leur rappellera en temps voulu qu’en 2006, le fameux rapport Stern sur le coût des changements climatiques estimait, pour la Suisse, qu’une contribution d’une vingtaine de milliards par année suffirait à assurer la transition nécessaire. Yes we can!

Pour revenir à notre virus couronné, je ne conteste évidemment pas la nécessité de sortir la grosse artillerie pour sauver les entreprises et apaiser la détresse des indépendants. Mais quand je lis dans les journaux les propos des ténors de l’économie, repris en chœur par la droite, j’avoue que les bras m’en tombent. Pour Economiesuisse les montants prévus sont «modestes» et «la Confédération pourrait doubler son endettement si nécessaire grâce à l’excellente santé de nos finances publiques». Dans le même registre, un représentant du Crédit agricole de la banque Indosuez fustige «l’aversion culturelle face à la dette [qui] empêche de réaliser davantage de projets». On croirait entendre la plainte résignée d’un élu de gauche en pleine déprime face à la cohorte des zélateurs du frein à l’endettement. Ces derniers entonnent aujourd’hui un chant de triomphe: depuis 2003, en s’interdisant toute dépense jugée excessive, alors que les caisses étaient pleines et qu’on ne savait plus quoi faire de nos réserves d’or, ils ont réussi à constituer un joli coussinet de 32 milliards, bien utile pour amortir le choc de la récession.

Question impertinente: si la population s’est serré la ceinture pour réduire la dette de l’Etat, les entreprises qui comptent sur l’argent public pour relancer leurs affaires ont-elles fait preuve d’autant de vertu? Il y a dans l’air comme une petite musique de cigales et de fourmis, sauf qu’en l’occurrence, la fourmi est prêteuse! Dès lors, on porte un regard soupçonneux sur celles qui n’entendent pas renoncer, pour autant, à abreuver leurs actionnaires de juteux dividendes. Même réprobation envers les compagnies d’aviation qui, ayant remisé sur le tarmac de nos aéroports leurs gros avions obèses pour le plus grand bénéfice du climat, n’attendent que la manne fédérale pour les rendre à leur vocation d’empoisonneurs carbonés. On aurait pu assortir cette aide de quelques conditions, mais non! Les choses doivent être faites dans l’ordre, martèle la droite: on sauve d’abord, on fera les comptes plus tard. Sans doute quand tout sera reparti comme avant… C’est que, voyez-vous, l’aviation joue un rôle systémique dans l’économie du pays. Elle est too big to fail. Comme l’UBS en 2008.

A l’heure des comptes, qui payera finalement la facture? Les salariés envoyés au chômage partiel grâce à l’appui de la Confédération, que leurs employeurs finiront quand même par licencier? Les indépendants, piégés par le remboursement des emprunts parcimonieusement accordés? Nous, par nos impôts et de probables mesures d’austérité? Il pleut des milliards, mais pas sur les terres les plus arides. Si l’argent public renfloue les «too big to fail», il n’atteindra pas les «too poor to live», les pauvres, les précaires, les laissés pour compte. Les Suisses ont découvert avec stupeur les interminables files d’attente de celles et ceux qui viennent chercher un sac de vivres, ces dernières semaines à Genève. Pas seulement des sans-papiers, des requérants d’asile déboutés, des chômeur-se-s en fin de droit, mais aussi des travailleuses et des travailleurs précaires que le corona a privés de leur emploi. En Suisse, ils sont un million, selon Hugo Fasel, le directeur de Caritas suisse. Pour eux, il a demandé au Conseil fédéral et au Parlement le versement de 1000 francs par personne. Refusé: ce petit milliard supplémentaire serait-il celui de trop? Pour les plus démunis, l’Etat s’en remet à la Chaîne du bonheur et aux organisations d’entraide. Ce sont donc les dons et l’engagement du public qui viendront arroser le désert des invisibles. A défaut des institutions, la Caravane de solidarité, grâce à son formidable élan, fait naître l’espoir que l’après-crise sera meilleure que le monde d’avant.

Notre chroniqueuse est ancienne conseillère nationale.
Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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