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Voix des «sans-parts» (II)

Chroniques aventines

Les Inaudibles de Céline Braconnier et Nonna Mayer documente le comportement politique des démunis, par exemple, la sensibilité d’une partie d’entre eux pour les formations de gauche traditionnellement plus favorables aux logiques redistributives, l’inscription préférentielle d’autres – les catholiques, indépendants et salariés déclassés – à la droite de l’échiquier politique; enfin, l’adhésion d’une partie significative des sondés au principe de la «préférence nationale».

La leçon majeure semble, cependant, que la misère éloigne des urnes, que les inégalités sociales anémient la démocratie. Les résultats de cette étude réalisée en 2012 prolongent et corroborent, en effet, les conclusions d’autres travaux plus anciens dont l’enquête fondatrice de Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda et Hans Zeisel, parue en 1933, sous le titre Les Chômeurs de Marienthal. Le chômage et la pauvreté «privent les individus des formes de sociabilité liées à la vie professionnelle et les conduisent également au retrait de la cité.»

Evoquée dans la première partie de cette chronique, la thèse de Guy Standing de la cristallisation d’une «classe» des sans-parts n’est ainsi pas confirmée par nos autrices (leur publication date d’avant l’irruption des Gilets jaunes). Rares sont les moments où l’apathie cède la place à la révolte, aux mouvements de pauvres, aux mobilisations de chômeurs.

L’enquête des Inaudibles note, néanmoins, la survenance d’une politisation singulière, d’une «conscience de genre» (notion reprise de la politiste Eleni Varikas): «les femmes (…) se montrent plus combatives, surtout les mères avec des enfants à charge.» Comment l’expliquer? Elles seraient plus au fait que les hommes du fonctionnement concret des administrations et des principes veinant les politiques sociales. Deux bémols, toutefois: d’une part, sévissent des divisions sociales et ethniques limitant l’apparition d’un «nous» fédérateur; d’autre part, son expression relève le plus souvent de la palabre et non de formes collectives d’action.

Plusieurs facteurs expliquent le caractère peu évident d’un sursaut militant: le faible capital social des concerné-es, soit une fragilité des repères relativement aux règles du jeu politique et une indifférence «héritée». Citons également la honte qui étreint maints «sans visage» (appellation de l’historienne Arlette Farge) et conduit à l’effacement de soi; l’épuisante lutte quotidienne pour la survie qui incite aux réflexes individualistes et à la «débrouille». Ensuite, l’aide sociale octroyée l’étant en situation concurrentielle, certains pauvres sont tentés de considérer «l’autre» comme responsable de leur situation plus encore que les désordres du marché ou les décisions budgétaires des collectivités publiques. On épingle alors des boucs émissaires, des «mauvais pauvres», des «tricheurs» – répréhensions qui ciblent prioritairement «les immigrés pour les Franco-Français, les jeunes des cités pour les immigrés de longue date, ou encore les immigrés d’Europe de l’Est ou les Roms.» Quand le ressentiment point, l’envie le dispute au mépris.

Enfin, les espaces de la sociabilité caritative sont parfois eux-mêmes traversés par les préjugés et «gênent pareillement la constitution d’un sentiment d’appartenance à un collectif». Même quand la sociabilité est pleinement fraternelle, adviennent des effets fâcheux voire pervers: «Parce qu’il rend supportable l’insupportable, l’engagement des bénévoles contribue sans doute paradoxalement à étouffer les cris de révolte. Et parce que souvent les bénévoles, pas plus que ceux qu’ils aident, ne disposent pas du capital social et culturel nécessaire pour faire entendre leur voix, ils n’endossent pas le rôle de porte-parole des misères qu’ils observent et assistent au quotidien.»

Indication capitale mais discutable: à quelle condition une voix précaire peut-elle compter en démocratie? Bourdieu parlait de phonè s’agissant de la parole des dominés – reprenant là une expression d’Aristote désignant le langage inarticulé tel celui de la plainte – par opposition au logos, langage rationnel à prétention universelle seul apte, selon le sociologue, à dégager une vision synoptique, totalisante et, à «proprement» parler, politique.

Or, on est fondé à penser qu’une démocratie réelle exige la reconnaissance de chaque individu – quelles que soient ses ressources – mais également que l’affect comme la raison ont affaire avec la politique. Il ne s’agit donc pas de tamiser parmi la pluralité des voix celles qui sont légitimes, mais d’imaginer les conditions d’une audibilité plus large, de développer les occasions de délibération entre points de vue divers pour qu’émane ce que Rousseau nommait la «volonté générale»: le désir et l’intelligence du bien commun.

Concluons en évoquant un dernier constat né des entretiens réalisés par Céline Braconnier et Nonna Mayer: l’accès aux biens non matériels fait souvent la différence entre survie et vie décente. Cette conviction de même que la velléité de faire advenir et de propager les sentiments et représentations des «sans écoute», de démultiplier les espaces publics en Suisse occidentale sont au cœur de nos aspirations à La Marmite (lamarmite.org), mouvement dit à la fois «culturel, artistique et citoyen».

* Historien et praticien de l’agir et de l’action culturels (mathieu.menghini@lamarmite.org).

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