Chroniques

Voix des «sans-parts» (I)

Chroniques aventines

La philosophie, la sociologie, l’histoire sociale comme la littérature se sont parfois emparées de la question des voix subalternes. D’Aristote à Alain Badiou, de Jacques Rancière à Arlette Farge, des Chômeurs de Marienthal de Paul Lazarsfeld à La Misère du monde de Pierre Bourdieu, la documentation sur celles et ceux que beaucoup nomment les «sans voix» et que d’autres, à l’instar d’Erri de Luca, préfèrent appeler les «sans écoute» est riche et ambivalente.

Interrogeons le profil de ces «sans» et leur rapport à la politique en nous appuyant sur Les Inaudibles. Sociologie politique des précaires – un ouvrage publié en 2015 et dirigé par Céline Braconnier et Nonna Mayer. Gageons que cet examen nous incitera à pointer des lacunes de la démocratie et à envisager l’espace public sous un nouveau jour.

Professeure des Universités, directrice de Science Po Saint-Germain-en-Laye pour l’une, directrice de recherche CNRS émérite au Centre d’études européennes de Science Po pour l’autre, Braconnier et Mayer observent que pauvres et précaires sont régulièrement l’objet de saillies de la part des élus (on se souvient d’anathèmes cuisants: «assistés», «illettrés», «sans-dents», «gens qui ne sont rien», etc.); rarement, toutefois, les démunis sont-ils appréhendés en qualité de sujets politiques.

Quantitative et qualitative, l’enquête dont nous partons s’est concentrée sur quelques zones urbaines françaises saisies dans ce moment d’effervescence médiatique que fut l’élection présidentielle de 2012. Depuis quatre années, sévissait alors une profonde dépression financière et économique, accusant les inégalités et minant l’Etat-providence.

Plusieurs hypothèses ont orienté nos chercheuses, notamment les suivantes: La crise favorise-t-elle «l’apathie ou la révolte, l’abstention ou les votes extrêmes, la solidarité (…) ou la méfiance»? «Existe-t-il (…) une classe des précaires en formation, unis par leurs difficiles conditions de vie» – selon l’opinion défendue par l’économiste britannique Guy Standing dans The Precariat: The New Dangerous Class (2011)?

Avec Jean-Yves Dormagen, dans La Démocratie de l’abstention (2014), Céline Braconnier avait déjà sondé les comportements politiques des laissés-pour-compte, de ces «invisibles» – «répondants fantômes» des instituts de sondage, généralement oubliés par les enquêteurs parce que sans domicile fixe, placés en hébergement d’urgence ou en foyer.

Au cours des années 2000, on notait que, pour nombre de scrutins, «les citoyens qui ne votent pas sont (devenus) plus nombreux que ceux qui votent». Or, parmi les abstentionnistes et les non-inscrits, les pauvres sont surreprésentés. Pour mémoire, ils constituent aujourd’hui 7 à 15% de la population française selon les indices. Soit près de 10 millions de personnes si l’on se fie au second pourcentage – couvrant ainsi un spectre débordant largement la grande marginalité pour affecter, depuis les années 1980, des segments intégrés de la population.

Les facteurs de précarisation les plus fréquents sont «le handicap, l’alcoolisme, la dépression, la prison, la perte de l’emploi, la perte du logement, la naissance des enfants, la séparation d’avec le conjoint et le départ à la retraite». Souvent le déclassement social agrège-t-il plusieurs de ces facteurs.

Remarquons que les femmes sont majoritairement touchées par la pauvreté – souvent des suites d’une séparation. Les autrices notent, cependant, qu’elles sont plus à l’aise avec les tâches administratives inhérentes à cette condition, davantage concernées que les hommes par leur rôle parental – ce qui complique leur insertion dans le monde du travail, favorise l’oubli de soi mais présente également, remarquent Braconnier et Mayer, une «dimension protectrice», un rempart contre les formes les plus extrêmes de désaffiliation voire même un aspect de requalification symbolique, de relégitimation sociale et de respectabilité.

Fruit d’entretiens fouillés permettant de retracer des trajectoires complexes et, partant, de démontrer le poids des socialisations antérieures dans les comportements politiques affichés, parsemé de retranscriptions attentives et probes, Les Inaudibles offre un accès rare, presque sans filtre aux voix de la précarité, de la pauvreté et de l’exclusion – celles de travailleurs pauvres, de chômeurs en fin de droits, de mères célibataires avec enfant(s), de retraités modestes, d’immigrés sans travail, de personnes sans ressources, en situation de handicap ou sans domicile fixe.

Mentionnons, pour suspendre momentanément cette chronique, quelques échos glanés parmi d’autres: déplorant les frustrations qui accompagnent chaque course, l’une des personnes interrogées glisse: «ça serait bien s’ils inventent des magasins où on n’a pas trop le choix»; parlant des administrations sociales, une autre s’indigne: «déjà on est obligé d’aller tendre la main, mais bientôt faudrait pleurer et se mettre à genoux»; sur l’absence de loisirs, une troisième confie: «y’a pas de plaisir!»; enfin, sur l’ampleur du phénomène et l’absence de révolte, une quatrième s’étonne et tonne: «des fois, je suis allongé sur mon lit et je dis: C’est pas possible. Mais (…) que tout le monde va dans la rue!».

Notre chroniqueur est historien et praticien de l’agir et de l’action culturels (mathieu.menghini@lamarmite.org).
Le second volet de cette chronique paraîtra mardi 19 mai.

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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