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«Plus de malheur encore est imposé aux pauvres»

Transitions

Je voulais vous offrir une chronique printanière, soyeuse et veloutée comme les bourgeons qui éclosent aux branches des arbres. C’est loupé! L’humeur n’est pas à la fête. Je ne vais cependant pas vous gratifier d’un exposé sur la coronavirologie. La pandémie, c’est le contexte, le drame se joue entre la Grèce et la Turquie.

«Plus de malheur encore est imposé aux pauvres»: ce vers de Paul Eluard m’est venu à l’esprit à l’écoute des nouvelles du monde. Ecrit en 1940 sous l’occupation allemande, ce poème intitulé «Courage» était dédié à la ville de Paris «fine comme une aiguille forte comme une épée». Car oui, «nous sommes en guerre» a martelé le président Macron dans son dernier discours. On aurait pu croire que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, lui emboitait le pas lorsqu’en termes guerriers elle rendit hommage, début mars, à ceux qui tiennent le choc, «le bouclier de l’Europe en ces temps difficiles», à savoir le gouvernement grec, sa police, ses garde-côtes. Et aussi ses milices «citoyennes» qui arpentent les «zones de guerre» en fanfaronnant que l’ennemi ne passera pas. Le virus? Vous n’y êtes pas! Il s’agit plutôt d’épargner à nos précieux pays une invasion plus insidieuse à leurs yeux: quelques milliers de réfugiés totalement désarmés, épuisés, déboussolés, trompés, dont presque la moitié sont des femmes et des enfants. Contre le Covid-19, on ferme tout. Contre des malheureux qui fuient les guerres, on sort l’arsenal de combat: les grenades lacrymogènes, les canons à eau, les bombes incendiaires et les fusils.

Avec un cynisme cruel, le président turc Erdogan a donc annoncé, le 28 février, que la frontière était ouverte, allant même jusqu’à y convoyer, sous escorte policière, ceux qui croupissent depuis plusieurs années en Turquie et rêvent de poursuivre leur exode vers l’Europe. Instrumentalisés sans vergogne comme objet d’un marchandage de fripiers entre l’Union européenne et la Turquie, ils sont venus s’empaler sur les remparts de barbelés et ont servi de gibier aux braconniers riverains du fleuve Evros. Une fois de plus, les images des interminables files de marcheurs, des embarcations brutalement repoussées au large, des jeunes hommes abattus, des enfants noyés, ont hanté nos jours et nos nuits.

En face, au-delà de la Grèce, l’Union européenne, destinataire de cette tragique mise en scène, n’a pas manifesté la moindre émotion ni le moindre geste d’accueil. Cette affaire n’est pas un combat qui opposerait des gentils et des méchants: d’un côté, un autocrate rusé et calculateur, de l’autre, une bande de couards frileux. «Ce que fait Erdogan est monstrueux!», s’indignait vertueusement une députée européenne lors d’un débat télévisé. Et le président turc de fustiger la brutalité de la Grèce et ses violations du droit d’asile. Au bal des hypocrites, ils sont aussi bons danseurs les uns que les autres! Certes, pour la Turquie, trois millions et demi de réfugiés sur ses terres, c’est lourd. Du côté de l’Union européenne, la «crise migratoire» de 2015 a laissé des traces. Beaucoup de commentateurs accablent la générosité d’alors d’Angela Merkel et lui attribuent la responsabilité de la montée de l’extrême droite néonazie en Allemagne et ailleurs en Europe. C’est totalement immérité, mais c’est commode pour décréter la fermeture des frontières.

L’accord de la honte passé entre l’Union (qui porte de moins en moins bien son nom) et la Turquie m’avait déjà sérieusement énervée en mars 2016: six milliards à Erdogan pour qu’il retienne les demandeurs d’asile, avec la promesse de leur «relocalisation» progressive dans les différents Etats européens. Vu que celle-ci n’a jamais eu lieu, le président turc a beau jeu, maintenant, de réclamer quelques milliards supplémentaires. Le plus probable, c’est que L’Europe payera. Elle traite cette situation comme un problème technique: C’est une question complexe, multifactorielle, dotée d’une dimension géopolitique, bredouille la même députée dans le même débat. Et puis ce sont des réfugiés économiques: il faut les aider dans leur pays d’origine. On prend davantage de précautions pour sauver l’humanité du corona. Et du virus, parlons-en: pour les enfermés, les refoulés, les déplacés, les sans toit et les sans droits, cette menace est particulièrement grave. Le malheur s’ajoute au malheur: c’est un malheur au carré! Aux portes de l’Europe, le traitement infligé aux migrants atteint des sommets d’indignité et provoque une inflation de termes forts: c’est «innommable», «abominable», «ignoble»; «un déshonneur pour toute l’humanité»! Ces mots sont comme des cailloux lancés contre une muraille: on peut s’égosiller, on ne reçoit en retour que son propre écho. Les meurtrières de la forteresse n’ont jamais si bien porté leur nom.

Ancienne conseillère nationale. Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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