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Une tragique opportunité

Chroniques aventines

Saisie par la crise sanitaire actuelle, l’Italie révèle ses ressources d’enthousiasme et de solidarité. On épaule ses voisins plus âgés, plus fragiles en partageant ses commissions, on vainc la solitude de son prochain, on entonne aux fenêtres des hymnes émouvants. Depuis, l’exemple fait tache d’huile et gagne nos contrées.

Ainsi la mise à l’épreuve de la sociabilité «secondaire», des services publics et autres institutions de la santé et du social nous fournit-elle l’occasion de mesurer l’état de notre sociabilité «primaire» – cette sollicitude, dont traite le sociologue Alain Caillé, qui relie les êtres en fonction d’une appartenance familiale, d’un lien de voisinage ou de la participation à une même corporation.

Si la sociabilité «primaire» qualifie ordinairement les sociétés sans social, il importe qu’elle infuse toujours celle, «secondaire», de nos sociétés modernes. Elle ne saurait pour autant pallier une organisation étatique amoindrie par des décennies de néolibéralisme. Une société républicaine «évoluée» se doit d’articuler cette vitalité prémoderne à des services publics de qualité et eux-mêmes citoyens – au sens où ils doivent être conformes aux besoins de tous et intégrer la population à la conception voire à la production même de certains services (la pente réduisant le citoyen à n’être – dans la gouvernementalité présente – qu’un sujet, un usager ou un client ne mérite pas d’être tenue pour démocratique).

La surcharge qui pèse actuellement sur les services vitaux de notre pays, le triage dramatique des patients, la pénurie de certains biens, les inégalités qui traversent le monde du travail devant la protection de la santé, «l’agrément» fort variable du confinement des uns et des autres rendent patents les effets d’une société injuste, d’une division internationale du travail outrée, d’économies à courte vue, d’une politique de la recherche privilégiant la vénalité sur l’intérêt général.

De même que la situation nous inquiète, ses suites doivent nous préoccuper.

Dans La Stratégie du choc, l’essayiste et réalisatrice Naomi Klein nous alarmait, en effet, sur le danger que représentent les lendemains de crises – que celles-ci tiennent à des guerres, des attentats, des krachs boursiers, des catastrophes naturelles ou à toute autre cause. Ces périodes de haute tension laissent les populations hébétées, repliées sur leurs urgences; les élites en profitent pour imposer des traitements de choc, des thérapies budgétaire et monétaire ultralibérales comme après le passage de l’ouragan Katrina en Nouvelle-Orléans ou, au Sri Lanka, suite au déferlement du tsunami. L’intellectuelle canado-américaine nomme «capitalisme du désastre» cette pratique théorisée par l’économiste Milton Friedman.

Ainsi, de deux choses l’une: ou de plus funestes conséquences nous attendent ou nous optons pour un sursaut d’humanité.
Dans le premier cas, que l’on voit poindre ici ou là, notamment chez nos voisins français – et en dépit de discours lyriques des autorités sur l’importance actuelle des services publics –, peuvent advenir des gels de salaires, des indemnisations seulement partielles, des licenciements, le traître soulagement du monde du travail par la suspension de certaines cotisations sociales (partie socialisée du salaire, rappelons-le), par la concession d’une forme de trêve fiscale (laquelle ne manquera pas de se traduire par une austérité future accrue imposée aux services publics). Adviendront sans doute – au nom d’un équilibre «général» – des choix avant tout soucieux de soutenir un marché financier pourtant largement parasitaire.

De son côté, la nécessaire discipline du temps de crise, prévient Klein, tend à se prolonger sans légitimité en une forme de post-démocratie, d’autoritarisme, au prétexte d’une efficacité plus grande validée au milieu du gué. Suivent alors des attributions exécutives nouvelles, des politiques de surveillance publique élargie, le passage en force de modalités de travail testées en temps de crise mais non souhaitées par les employé-e-s, etc.

Dans le second cas, après ce temps d’étrange confusion, le capital nous sera apparu impuissant à prévenir la sécurité des gens, notre indépendance en matière de santé comme pour divers approvisionnements. Nombre de signaux sociaux, écologiques, économiques, sanitaires et, pour tout dire, anthropologiques nous alertent. La solidarité que nous éprouvons ces jours doit inspirer un avenir différent, des dispositifs collectifs respectueux notamment des corps intermédiaires dans tous les secteurs de la vie sociale comme de l’Etat.

Le virus Covid-19 et sa propagation nous auront peut-être également appris l’attention aux plus vulnérables. En matière de soin comme en maintes autres, l’inégalité s’avère absurde. La santé des plus désaffilié-e-s participe de l’intérêt de tou-te-s (même des gens de biens…).

«Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve», affirmait le poète Hölderlin. Faisons de cette crise pénible – une fois le gué franchi – l’occasion d’un nouvel élan. Une tragique opportunité.

Notre chroniqueur est historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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