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En coulisse

Le hasard du calendrier veut que cette chronique soit rédigée en ces temps troublés, où la préoccupation est unique. A l’origine je pensais écrire un texte en réaction à la récente Une du tout-ménage genevois GHI intitulée «Ces minorités qui nous tyrannisent». Le récent chamboulement dans nos existences semble avoir rendu secondaire, de prime abord, toute considération non liée à la problématique sanitaire qui nous touche. Essayons toutefois de lier les deux problèmes, de nous pencher sur un des derniers symptômes peu glorieux du monde d’avant: la contre-offensive idéologique face aux revendications progressistes de différentes composantes de la société.

Dans le GHI, donc, un éditorialiste pousse un cri d’alarme face aux minorités (LGBT, féministes, personnes racisées, écologistes radicaux, etc.) qui imposeraient leur vision du monde au reste de la population et se profileraient comme les nouveaux censeurs. Le journaliste ne fait que suivre une ligne largement répandue dans les médias, notamment français, (de Marianne à Valeurs actuelles, en passant par Le Point ou Causeur), visant, selon l’expression de Guy Debord, à présenter au public un monde renversé, à transformer les victimes en bourreaux. Haro donc sur les luttes âprement menées depuis des décennies – voire des siècles – par les personnes marginalisées en raison de leurs préférences sexuelles, origines ethniques ou sociales, désormais accusées d’hégémonie totalitaire!

L’évolution des consciences, l’arrogance des puissants, les scandales à répétition au sommet desquels trône l’affaire Weinstein, avaient pourtant permis que certaines revendications soient davantage entendues, sans pour autant que la bataille soit gagnée, comme l’a démontré la très symbolique récompense accordée à Polanski ad nominem par l’académie des Césars. Le chemin est encore long pour les féministes, les personnes victimes de racisme, de violences sexuelles et les dominé-e-s en général.

C’en est toutefois trop pour les ténors réactionnaires des médias et de la politique, qui eux détiennent tous les pouvoirs, quoiqu’ils en disent. Pour eux, seule la norme hétéro-patriarcale blanche fait office de mètre-étalon de l’humanité. La Démocratie ou la République, suivant les pays, s’incarnerait dans une majorité homogène supposée (hétéronormée blanche), que les revendications de ses exclu-e-s et victimes mettent en péril. Voilà un renversement rhétorique et idéologique des plus singuliers, identique à celui du violeur qui accuse la victime de harcèlement.

La tendance visant à inverser les dominés et les dominants est la négation pure et simple des luttes séculaires pour l’égalité sous toutes ses formes. L’inégalable Caroline Fourest se fend d’un ouvrage ironiquement intitulé Génération offensée, dans lequel elle s’en prend à «la tentation de tout réduire à des questions identitaires, de tout ramener à une posture victimaire». Sa collègue Natacha Polony sort elle aussi un livre, Délivrez-nous du bien, qui enfonce le même clou. Sur les réseaux sociaux on ne compte plus les détracteurs du «multiculturalisme», synonyme supposé de fourvoiement identitaire. Dans un même élan, les pseudo-laïcards au vernis gauchisant et les xénophobes d’extrême-droite (au moins plus francs sur leur ADN idéologique) s’insurgent contre les revendications des minorités ethniques ou sexuelles. Eux, les vrais identitaires, accusent tout-e militant-e antiraciste de faire le jeu des communautarismes, de fractionner la société et autres fadaises. Vouloir sortir de la soumission, c’est fragmenter le monde! Les victimes de racisme et de sexisme apprécieront.

Virginie Despentes a effectué une formidable synthèse dans sa fameuse tribune post-Césars1>Despentes, «Désormais on se lève et on se barre», Libération, 1er mars 2020, bit.ly/2Wim7q4, en liant la violence faite aux femmes à la violence patronale et politique dont sont victimes les couches sociales défavorisées. Là aussi Natacha Polony lance la contre-offensive, niant l’idée «d’un continuum du patriarcat bourgeois» où l’idée «de dominés victimes de violences policière». Le déni des violences faites à autrui et le réflexe d’appartenance comme ligne idéologique inébranlable était donc de mise il y a quelques jours encore.

Dans ce contexte émerge la pandémie de coronavirus qui, parmi ses multiples conséquences, transforme désormais tout un chacun en paria pour l’autre, infecté et infectieux potentiel. A l’expérience de la méfiance d’autrui s’ajoute désormais celle d’être soi-même objet de cette méfiance. Peut-être certains comprendront-ils mieux ce que cela signifie d’être sans cesse montré-e du doigt pour ses inclinations sexuelles, pour sa religion, ses origines ethniques? Peut-être comprendront-ils pourquoi ces luttes sont indispensables afin que la société de demain soit basée sur le respect absolu? Ils comprendront peut-être que le dénigrement des personnes se battant pour leurs droits, leur dignité, doit cesser. Que la solidarité dont nous devons paradoxalement faire preuve aujourd’hui ne doit pas s’arrêter à notre porte.

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Notre chroniqueur est auteur metteur en scène, www.dominiqueziegler.com

Opinions Chroniques Dominique Ziegler

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lundi 8 janvier 2018

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