Chroniques

Le temps qui reste

Transitions

Me voici préposée, comme chaque année, à la première chronique de l’an neuf dans ce valeureux journal. Quel honneur! Quel embarras! Formuler des vœux de Nouvel-An est un art périlleux si l’on ne veut sombrer ni dans l’hypocrisie ni dans la banalité! Vous me direz que chacun d’entre nous s’efforce d’accomplir cette noble tâche sans rechigner, avec plus ou moins d’inspiration ou d’inventivité, y compris les conseillers fédéraux, dont les médias se font un plaisir d’analyser la symbolique en tentant d’y discerner un message politique fort… Si je considère les cartes empilées sur ma table, j’ai de quoi méditer: de fines traces blanches sur fond noir évoquant des ailes de libellules, un vol d’oiseaux migrateurs traversant un ciel vide, une chambre nue éclairée d’un rayon oblique (envoyée par un architecte, évidemment)… Il pourrait en aller de même de cette chronique: je vous raconterais le gingko tristement dénudé alors qu’il flamboyait tout doré en novembre, le chien qui lève la patte contre le tronc de ce vénérable ancêtre, tandis que sa maîtresse emmitouflée attend sous la pluie… Vous vous efforceriez d’y trouver du sens, qui sait, l’évocation d’un quotidien paisible ou une oraison éplorée au soleil disparu.

Tout ce préambule pour expliquer que mon hypersensibilité au temps qui passe (sans doute une question d’âge) m’amène à écarter les thèmes politiques qui, en ces circonstances, me paraîtraient vulgaires, pour m’abandonner aux émotions existentielles liées à ce passage fatidique. Une année qui finit, une année qui commence… Pour en faire quoi? Poursuivre avec courage le dur métier de vivre? Faut-il encore nourrir des projets? Je retrouve plutôt les désirs d’autrefois: chanter, faire du théâtre, être romancière, poète, alpiniste, snowboardeuse, psychothérapeute (mais pas politicienne: ce n’était pas désirable, juste nécessaire). Trop tard! Pour nous tous, vieillissant, les rêves sont comme des bibelots précieux sur une étagère. On ne s’en sert plus depuis longtemps, mais on prend soin de les épousseter de temps à autre. Peut-être feront-ils partie d’un prochain voyage à la déchetterie dans un salutaire effort d’allègement de soi. Pour l’instant, ils restent les témoins de passions anciennes dont la flamme parvient encore à raviver des émotions. Le parcours se poursuit avec un convoi peuplé de passagers clandestins qui colonisent nos pensées ou qui hantent nos insomnies: celles et ceux qui furent les partenaires ou les fossoyeurs de nos vocations aujourd’hui obsolètes, les encenseurs ou les censeurs de nos engagements généreux et les témoins ironiques de nos chagrins d’amour.

Cette année, cependant, quelque chose a changé: ce n’est plus seulement pour moi que le temps est compté. En regardant brûler la Californie, l’Amazonie, puis l’Australie, je me suis retrouvée comme si j’avais 20 ans, à éprouver pour de vrai la terreur profonde de voir ma Terre partir en fumée, sombrer sous la fureur des vents, des océans, des tempêtes, se dessécher, se déchirer, s’effondrer, exsangue. Merci les grévistes du climat! Jusqu’à quand pourrons-nous tenir? Ce n’est peut-être même plus la peine de se poser la question vu la reprise éperdue de la course aux armements par les grandes puissances du globe. A bas bruit, dans l’indifférence générale, elles échafaudent le projet démentiel de militariser l’espace, le transformant en un champ de bataille planté de missiles. Au secours, les jeunes! A quand une grève de l’armement?

Les vœux de Nouvel-An, un art périlleux? Je ne pensais pas si bien dire: nous voilà tout ratatinés dans la désespérance. Ne laissons pas ce banal empilement d’une année sur l’autre éroder la seule passion qui compte, le goût de vivre! Tant qu’il y a des gens pour se mettre debout, à Alger, Santiago, Beyrouth, Hong Kong, pour protester, pour résister, pour croire en un avenir possible, le malheur sera peut-être tenu en respect. Invitée à un concert de musique sacrée un dimanche de décembre, c’est à cela que j’ai pensé: si des centaines de personnes sont capables de venir s’entasser sur des chaises inconfortables et grinçantes, dans une église mal chauffée, à un moment de grande urgence consumériste, et d’écouter deux heures durant, sans bouger ni tousser ni bâiller, une messe de J. S. Bach, on peut continuer d’avoir espoir en l’humanité. Quoi que… On se rappellera tout de même que les passagers du Titanic chantaient, eux aussi, pendant que le bateau coulait… Finalement, j’écris cette chronique comme Anne Sylvestre chante: «Ecrire pour ne pas mourir. Dire ce qui m’a sauvée, Ecrire et ne jamais pleurer.» En cadeau cette bonne nouvelle, glanée sous les pas d’un Prix Nobel de physique: les étoiles mortes brillent encore. Mieux: elles grandissent!

Notre chroniqueuse est ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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