Chroniques

Mille petites vies… et moi

Transitions

Laissant vagabonder mon regard sur divers articles consacrés à des populations dont je m’étais fort peu souciée jusqu’ici, j’ai fait la connaissance d’une riche collection d’insectes, d’organismes vivants, bactéries, champignons, vers de terre, fourmis, collemboles, acariens, lombrics, coléoptères et autres charmantes petites bêtes grouillant dans les sols, sur la terre, dans les océans et même en symbiose avec nous dans les allées obscures et tortueuses de notre intestin. Les données rapportées par des scientifiques sur leurs mœurs, leur train de vie ou leurs contributions au devenir de la planète m’ont plongée dans une réflexion teintée d’inquiétude et de repentirs: coupable de ne m’être jamais intéressée à la vie aventureuse de ces créatures, je me suis rendue involontairement complice de leur probable extinction. Pire: non seulement je les écrabouille sous mon imposante stature, quasi pachydermique à leur échelle, mais j’avoue ressentir à leur égard une répulsion certainement imméritée. Ma phobie des araignées, par exemple, me change en tueuse dès que l’une d’elles a l’outrecuidance de s’avancer sur mon parquet: la pauvre bête est trucidée d’un furieux coup de savate. Un crime passible d’une longue pénitence dans l’enfer des vermines piqueuses, suceuses, gratteuses… Heureusement que je n’ai pas la phobie des humains! Le mépris dans lequel nous tenons généralement ces bestioles susceptibles d’envahir notre espace vital pourrait se retourner contre nous car elles sont indispensables à la sauvegarde de nos écosystèmes. Les investigations minutieuses des chercheurs qui nous en livrent les secrets indiquent même que sans elles notre admirable espèce humaine n’aurait jamais pu se faire sa place dans la chaîne de l’évolution. Fascinant!

L’été dernier, dans le canton de Vaud, près de 600 personnes, répondant à l’appel de la Société vaudoises des sciences naturelles, ont collecté plus de 6000 spécimens de fourmis, qu’une équipe de l’université de Lausanne a répertoriés. Heureuse initiative! D’autres biologistes, ici ou ailleurs, consacrent leur vie à l’étude de toutes sortes d’autres espèces de cette faune de l’ombre. Ils nous en parlent en des termes quasi poétiques, comme le font aussi les astrophysiciens quand ils nous donnent des nouvelles des petits robots Curiosity ou Philae lancés à l’assaut des planètes: l’infiniment petit rejoint les espaces galactiques pour la quête inlassable et généreuse des secrets de la vie et de l’Univers. Ainsi, les vers de terre sont «les ingénieurs du sol». Les champignons et les bactéries sont organisés «en grands réseaux qui travaillent ensemble comme dans une grande usine», et, dans l’obscurité absolue des fonds marins, les petites lumières d’organismes bioluminescents enchantent une biologiste: «On se croirait sur une autre planète.» Dans ce domaine, on se sent tellement ignare et incapable de concevoir ce qui n’est pas nous-même qu’on en fait un récit anthropomorphique dans lequel même les extra-terrestres nous ressembleraient.

Certes, tout n’est pas idyllique dans le petit monde d’en-bas. La tolérance de la nature englobe aussi la lutte des espèces pour leur survie. Sous nos pieds on s’entre-dévore avec une frénésie mortelle! Certaines fourmis sont des guerrières, des tueuses, des kamikazes se livrant à des attentats-suicide, prévient une chercheuse. Dans les champs de colza, les coléoptères rivalisent entre ceux qui attaquent les cultures et ceux qui les protègent. Dans ce cas, pourquoi devrais-je me culpabiliser pour le massacre d’une araignée? Vais-je encourir la vengeance des antispécistes? Et eux, comment se débrouillent-ils face aux meurtres commis entre créatures de ce monde cruel? Oui, bon! La question est accessoire. De tous les prédateurs, les humains sont les plus impitoyables: leurs activités, agriculture industrielle, surpêche, déforestation, mettent en péril la faune des océans qui nous fournit la moitié de l’oxygène que nous respirons et un tiers des protéines que nous consommons; les fourmis qui jouent un rôle prédominant dans la pollinisation des fleurs; les vers de terre qui fertilisent les sols, les aèrent et les stabilisent. Sans les bactéries et les champignons, avertissent les scientifiques, la terre ressemblerait à Mars. Dans l’obscurité profonde de notre ignorance, nous voici engagés dans une terrifiante chaîne systémique de destructions. Le genre humain, privilège tragique, dispose à la fois de la maîtrise sur l’environnement et de la conscience qu’il le détruit. Au cours de l’évolution, résume Sylvain Tesson dans La panthère des neiges, «son cortex lui donna une disposition inédite: porter au plus haut degré la capacité de détruire ce qui n’était pas lui-même, tout en se lamentant d’en être capable. A la douleur, s’ajoutait la lucidité, l’horreur parfaite!»

Notre chroniqueuse est ancienne conseillère nationale.

Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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