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A propos du Manifeste paysan

Carnets paysans

Il y a une semaine, Uniterre lançait un «Manifeste paysan pour un marché juste et équitable». Un texte qui constate l’ampleur de la crise actuelle et envisage des manières d’en sortir. Pour l’heure, seuls les paysans sont appelés à signer. Au moment de boucler cette chronique (lundi matin), on approchait des 1500 signatures. Ce manifeste marque le début d’une campagne au cours de laquelle se tiendront des réunions régionales qui aboutiront à des revendications en vue de la révision de la politique agricole dite PA22+. On suivra avec intérêt le destin de ce texte et le contenu des revendications, mais on peut déjà saluer l’orientation générale du Manifeste et la démarche annoncée.

Jusqu’ici, les réponses à la question du devenir de la production locale dans le contexte de la mondialisation ont été d’une part la mise en place d’industries agricoles d’exportation – fromage en Suisse, céréales en France – et d’autre part la promotion des produits. Des agriculteurs de moins en moins nombreux pouvaient tirer une maigre épingle du jeu en produisant pour l’export. Les autres étaient enjoints à améliorer la «qualité» et accepter les contraintes bureaucratiques des innombrables chartes et autres appellations. C’était là, leur racontait-on, le moyen de rencontrer les attentes des consommateurs.

En ces temps de crise viticole, on se souviendra du bras de fer engagé par plusieurs vignerons genevois – Jean-Daniel Schlaepfer, Willy Cretegny et la regrettée Françoise Berguer notamment – contre l’Office de promotion des produits agricoles genevois (OPAGE). Parmi leurs griefs, les viticulteurs soulignaient l’incapacité des structures de promotion à répondre au défi de l’ouverture du marché aux importations. Vingt ans après, alors que d’immenses efforts ont été accomplis sur le plan de la qualité, on peut constater que cette critique était fondée. Pire, ces efforts se tournent aujourd’hui contre les paysans qui les ont consentis. Qui, en effet, peut rivaliser avec des importations de vin à 1,50 franc le litre tout en privilégiant la qualité des produits?

L’idée s’est répandue d’une agriculture vertueuse qui, par l’effet de ses seules vertus (qualités des produits, pratiques culturales, etc.), assurerait la rémunération des paysans. Rien n’est moins réaliste. C’est au prix d’une pression énorme, subie individuellement, que certains parviennent à concilier une production de qualité avec un horizon économique déterminé par le marché mondial et les standards industriels. Le premier mérite du Manifeste d’Uniterre est de rappeler que les solutions à la crise en cours ne résident pas dans le développement de marchés de niche, mais dans la construction de normes régulatrices. La multiplication des supérettes bio et des marchés du terroir ne constituent pas une politique agricole.

Le second mérite du Manifeste est de s’adresser d’abord aux paysans eux-mêmes. Partout en Europe, le syndicalisme agricole minoritaire doit trancher le même dilemme: être réduit au silence par la faiblesse numérique de ses effectifs ou rassembler largement la «société civile» autour de valeurs partagées avec les milieux urbains progressistes.
Le sociologue Pierre Bourdieu, observateur avisé des ravages du marché agricole sur la communauté rurale béarnaise dont il était originaire, disait de la classe paysanne qu’elle est une «classe objet». Un groupe social dont on parle, mais qui ne parle pas. De fait, les paysans sont aujourd’hui les objets d’attentes multiples et contradictoires: produire une nourriture à la fois saine et bon marché, laisser grandir les villes tout en développant les cultures extensives et l’accueil du public sur les fermes, sauver le climat, porter des valeurs traditionnelles et être à la pointe des technologies nouvelles, etc.

Au milieu de ces projections confuses, la volonté d’Uniterre de «renforcer le dialogue au sein de l’agriculture» et de réserver la signature du Manifeste aux seuls paysans semble être une stratégie tout à fait judicieuse. Rien n’importe plus, en effet, pour le monde paysan, que de retrouver l’autonomie qu’il a perdue avec l’industrialisation de l’agriculture: autonomie économique d’abord, loin de la dépendance aux banques et à la grande distribution. Autonomie politique surtout, loin de ceux qui fabriquent des politiques agricoles contre les paysans.

Notre chroniqueur est un observateur du monde agricole.

Opinions Chroniques Frédéric Deshusses

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mercredi 9 octobre 2019

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