Chroniques

La Commune, la Catalogne, le Rojava

L’IMPOLIGRAPHE

Au Rojava, dans le nord de la Syrie, après en avoir chassé les djihadistes de l’«Etat islamique», les Kurdes avaient construit une sorte d’indépendance sans Etat, de «démocratie modèle» aux fortes ambitions environnementales et égalitaires, tournant le dos à tous les Etats de la région, qui lui avaient valu notamment le soutien de la grève féministe du 14 juin. Dans la «capitale» de cette vaste commune, Qamishlo, des institutions politiques ont été créées, des partis politiques ont droit de cité, la société fonctionne – malgré les menaces de l’armée turque et de l’armée du régime syrien – et se veut un laboratoire démocratique pour tout le Moyen-Orient – à commencer par le Kurdistan éclaté entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie.

Qamishlo était, sous le mandat français, une ville chrétienne, peuplée de chrétiens fuyant l’empire ottoman. Elle abrite toujours une population chrétienne et un quartier chrétien, mais les Kurdes y sont devenus majoritaires, et les réfugiés syriens fuyant les uns le régime de Bachar, les autres les djihadistes, y ont afflué. Un «air de liberté» y souffle: les femmes sortent sans voile, on vend de l’alcool dans le quartier chrétien et on y fait la fête, toutes confessions mélangées.

Qui «gouverne»? une «auto-administration locale» mise en place par le parti kurde PYD (Union démocratique kurde), allié au PKK kurde de Turquie. Son responsable des relations extérieures expliquait: «Nous voulons bâtir une démocratie exemplaire qui garantira les droits de tous les groupes ethniques, sociaux et religieux. Qui sera décentralisée, ne sera pas nationaliste et donnera un rôle essentiel aux femmes.» Et qui dépassera les «concepts éculés» d’Etat-nation, d’autonomie ou de fédéralisme. Mais qui dispose de sa milice: les YPG (unités de protection du peuple), qui ont libéré les territoires kurdes que les djihadistes occupaient.

Le Rojava, toutefois, est encerclé par l’armée de Bachar, l’armée turque et ses supplétifs djihadistes. Et Daech y a fait exploser il y a quelques semaines une voiture piégée. Mais la menace est d’abord turque: Erdogan ne peut tolérer une expérience politique kurde aux frontières du Kurdistan turc. Où des dizaines de maires kurdes démocratiquement élus et 10 000 militantes et militants kurdes ou défenseurs des droits des Kurdes sont en prison.

La Turquie est donc intervenue en Syrie, avec la bénédiction des Etats-Unis (à tout le moins de l’analphabète prépubère qui les préside) non pour combattre Daech, mais pour combattre les Kurdes. Les Kurdes syriens comme les Kurdes de Turquie. Et quand Erdogan proclame que Daech a été vaincu, il ment: Daech est toujours là, même s’il a perdu ses villes (grâce aux Kurdes), et la guerre continue. Et les combattants kurdes ne pourront plus combattre Daech mais devront combattre les Turcs. Pour défendre ce qui peut être défendu de l’expérience «communaliste» du Rojava. Et pour se défendre eux-mêmes.

Les forces kurdes des YPG, qui tenaient le Rojava (avec des forces arabes sunnites et chrétiennes) ont respecté un accord passé (dans leur dos) entre la Turquie et la Russie sur leur retrait de la frontière turque, dans une zone où des patrouilles turques et russes s’assureront de ce retrait. Ce sont les soldats turcs et syriens qui s’y affrontent désormais, les forces syriennes ayant pris la relève des forces kurdes, en accord résigné avec celles-ci. Et les djihadistes de Daech relèvent la tête, ceux de Al-Qaïda étant enrôlés dans les supplétifs arabes de l’armée turque.

Des centaines de civils ont été victimes depuis le début de l’intervention turque, le 9 octobre, et 300’000 personnes, essentiellement des Kurdes mais aussi des arabes sunnites et des chrétiens qui avaient fui les exactions de Daech, ont fui celles de l’armée turque et de ses supplétifs, qui se livrent à une véritable «chasse aux Kurdes» dans le cadre d’une politique délibérée d’épuration ethnique – laquelle ne peut que rappeler celles menées en 1914 et 1915 dans l’empire ottoman avec les génocides arménien et assyro-chaldéen, suivis de massacres déjà commis contre les Kurdes en 1925 et 1938.

Un bon Kurde serait-il un Kurde mort, comme un bon Arménien était un Arménien mort? Un Kurde qui revendique des droits en tant que Kurde est en tout cas, forcément, un «terroriste». Et un «terroriste» n’a aucun droit, sinon celui de se faire assassiner, comme la dirigeante d’«Avenir de la Syrie», Hayrin Khalaf, assassinée le 12 octobre par des djihadistes au service des Turcs.

«Les puissants de ce monde ne peuvent pas accepter l’expérimentation démocratique [qui se déroule au Rojava]», a résumé notre camarade Franco Cavalli lors d’une manifestation de soutien au Rojava, le 26 octobre dernier à Berne. Cavalli a comparé le Rojava à la Commune de Paris: «Les puissants en ont fait un bain de sang. Ils font pareil au Rojava. Ils ne peuvent tolérer une société plus juste et plus féministe.»

Et une autre comparaison nous vient, avec la Catalogne libertaire de 1936-1937. Il nous faudrait aujourd’hui un Georges Orwell pour témoigner de ce que signifierait l’écrasement par l’armée turque et ses milices djihadistes de l’expérience du Rojava, comme Orwell témoigna de ce que signifia l’écrasement par les franquistes et par les staliniens de l’expérience de la Catalogne libertaire…

Notre chroniqueur est conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

Chronique liée

L’IMPOLIGRAPHE

lundi 8 janvier 2018

Connexion