Chroniques

Le monde face au défi académique

ACTUALITÉS PERMANENTES

Le professeur Ibrahima Thioub, recteur de l’Université de Dakar, me pardonnera de plagier le titre de sa conférence de rentrée à l’université de Genève. J’ai généralisé en remplaçant «L’Afrique» de son titre par «Le monde». Né de paysans pauvres, Ibrahima Thioub a réussi, grâce à l’école et à l’université publiques – alors accessibles et gratuites – à devenir bachelier, instituteur, professeur, puis recteur. Par étapes, il a étudié et exercé des métiers, revenant se former pour progresser dans ses emplois successifs. Il constate que ce type de parcours est devenu impossible pour les enfants pauvres de son pays. Les raisons de cette régression de la démocratisation de l’enseignement sont multiples.

D’abord calquées sur un modèle colonial importé, les universités africaines ont fonctionné sur un mode élitiste, inadapté parce que non professionnalisant. Elles ont formé des élites qui se sont souvent expatriées quand elles n’étaient pas recrutées sur place à des niveaux prestigieux. Et elles ont laissé sur le carreau celles et ceux qui avaient échoué, mais aussi de plus en plus de diplômé-e-s-chômeurs/ses, aigri-e-s de ne pas trouver d’emplois. Face au besoin d’enseignant-e-s lié à une croissance démographique rapide, celles et ceux qui avaient échoué, les «cartouchards»1>Qui ont épuisé leur dernière cartouche. et les diplômé-e-s frustré-e-s ont occupé les postes d’enseignement et fait baisser le niveau.

Devant ces difficultés du système public, les milieux aisés ont favorisé la naissance, dans l’élémentaire comme dans le supérieur, d’institutions privées avec de meilleures conditions d’études, plus professionnalisantes dans le supérieur. Réservées à celles et ceux qui ont les moyens de payer, ces institutions lucratives s’installent près des institutions publiques, dont elles emploient les diplômé-e-s selon le modèle classique: nationaliser les coûts et privatiser les profits. Ce secteur privé vit donc en parasite sur le secteur public, sans lequel il ne pourrait exister.

Pendant ce temps, la décolonisation, les révoltes des étudiant-e-s et diplômé-e-s chômeurs/ses et le bon sens ont conduit les autorités à repenser le modèle élitiste mondialisé en fonction des réalités du pays, qui a besoin de bon-ne-s enseignant-e-s, de bon-ne-s cadres adapté-e-s à la société locale et à son économie, et non d’un rang dans l’inepte classement de Shangaï des universités du monde. Cela dit, les effectifs dans l’élémentaire et les détournements d’enseignant-e-s et de moyens vers le privé ne facilitent pas le recentrage nécessaire. Et la montée en puissance du privé prépare une société à deux vitesses où l’enseignement supérieur serait réservé aux enfants de la minorité aisée qui peut payer des études chères. Comme en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis où les études supérieures sont réservées aux riches et à peu de boursiers/ères, financé-e-s comme contre-exemples pour faire croire aux pauvres que les études supérieures leur sont accessibles.

L’exemple sénégalais représente la situation la plus fréquente en Afrique et au Sud, mais aussi dans une grande part du reste du monde. En France, par exemple, la politique Macron-Blanquer traite l’Education nationale comme les autoroutes ou les Aéroports de Paris: le/la citoyen-ne paie les investissements et le gouvernement offre, à bas prix, ce qui est rentable au privé. Tandis que le professionnalisant rentable est de plus en plus privatisé, la formation élémentaire des banlieues est délaissée: effectifs croissants, moyens et emplois réduits chaque année, enseignant-e-s surmené-e-s, de moins en moins qualifié-e-s et prolétarisé-e-s, méprisé-e-s par le monde de l’argent et les ministères.

Chez nous, malgré les tentatives du patronat et de ses marionnettes du PDC et du PLR, un enseignement supérieur public de grande qualité résiste encore face au privé fantôme que le monde du profit voudrait lui substituer. Mais le développement, au nom des «libertés d’enseigner et de choix des parents», de cursus alternatifs confortables et médiocres est un pied dans la porte d’un système éducatif public dont nous pouvons encore être fiers.

Notes[+]

PS: L’exposition «Afrique: 300 000 ans de diversité humaine» est ouverte jusqu’au 19 janvier 2020 au Muséum d’histoire
naturelle, à Malagnou (GE).

Opinions Chroniques Dédé-la-Science

Chronique liée

ACTUALITÉS PERMANENTES

lundi 8 janvier 2018

Connexion