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Ni tribun

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«Il n’est pas de sauveurs suprêmes: ni Dieu, ni César, ni Tribun. Producteurs, sauvons-nous nous-mêmes!»: ainsi débute le deuxième couplet de «L’Internationale». Eugène Pottier, son auteur, désigne trois figures à la réprobation militante là où l’anarchisme ne retiendra que deux termes: le fameux «Ni dieu, ni maître».

Comme dans la devise libertaire, point d’attente résignée dans le chant des prolétaires; on refuse de placer la vie nouvelle dans l’au-delà. On refuse pareillement de s’en remettre à l’autorité. Toutefois, au goupillon et au sabre, Pottier ajoute donc un troisième sujet d’opprobre: le tribun. «L’Internationale» incite de fait les travailleurs en lutte à tenir bon sur l’horizontalité de leur organisation, à rejeter l’idée d’une représentation même interne au mouvement plébéien – par prévention de toute domination et par méfiance, sans doute, à l’endroit des phraseurs.

Une composition de l’Argentin Mauricio Kagel (1931-2008) – Le Tribun – écrite il y a une quarantaine d’années mais récemment donnée en Suisse romande vient entretenir et éclairer cette défiance.

Mise en œuvre et interprétée par Michel Kullmann, cette pièce a effectivement été proposée le mois dernier à l’occasion de la dix-neuvième édition des Jardins musicaux et présentée dans une vaste grange de Cernier, dans le Val-de-Ruz, et également dans l’ancienne usine de pâte de bois de la localité bernoise de Rondchâtel. Œuvre remarquable de l’Opéra décentralisé, le festival des Jardins musicaux porte la musique classique hors des lambris institutionnels et la modernité dans des décors champêtres.

Dans la version de Kullmann, flanqué de sbires inquiétants, un tribun s’avance jusqu’à un pupitre à la géométrie stylisée. Il harangue son peuple dans une logorrhée pervertissant progressivement le langage et étourdissant la raison. Subverties, la grammaire et la syntaxe finissent par tourner à vide, inversant le sens des mots ou l’oblitérant. L’auditeur est perplexe, sa réflexivité critique mise à mal.

Il convient de préciser que l’œuvre de Kagel avait été pensée à l’origine pour les ondes radiophoniques et ambitionnait donc de saisir l’esprit par l’oreille seule.

Sur scène, Le Tribun a souvent donné lieu à des interprétations grossissant le trait, représentant le protagoniste en dictateur, faisant parfois même appel à la technique de la marionnette. Dans ces dernières occurrences, de manipulateur, le tyran paraissait alors lui-même manipulé. On serait tenté de songer ici à la thèse faisant du fascisme, si ce n’est la création, du moins l’outil du grand capital (thèse défendue, entre autres, par les historiens Daniel Guérin et Annie Lacroix-Riz).

Valentin Reymond, chef d’orchestre du Tribun et co-concepteur avec Maryse Führman des Jardins musicaux, se réjouissait de l’actualité nouvelle du propos de Kagel, notant les troublantes coïncidences entre les saillies du personnage de fiction et celles de l’Italien bien réel, Matteo Salvini.

L’œuvre de Kagel nous semble cependant pouvoir déborder le seul cas des démagogues avérés et pointer aussi bien les hérauts tièdes et sans relief du consensus libéral. Dans La novlangue néolibérale. La rhétorique du fétichisme capitaliste (2007), le sociologue Alain Bihr use de la fameuse catégorie orwellienne (cf. 1984) pour esquinter le discours économique dominant qui, par de subtils subterfuges linguistiques, brouille les enjeux et masque le caractère classiste de sa logique. Ainsi, l’égalité des chances devient-elle le cache-sexe de l’inégalité, la défense de la propriété individuelle celui de politiques expropriatrices, etc. – le tout réifiant la marche du monde, la naturalisant.

D’une certaine manière, le propos de Kagel peut permettre d’épingler le travers de tout communicant attentif à transmettre des messages que plus aucune réalité ne soutient ou qui font écran au réel.

Dans son jeu, Kullmann alternait les moments de séduction, d’amabilités à l’endroit de l’assistance et ceux où son maintien, sa mine s’avéraient plus inquiétants; il s’autorisait aussi quelques franches extravagances physiques quand la partition s’ouvrait à certaines dissonances, à certains délitements. Quelques années avant lui, toujours à Cernier, le comédien français André Marcon avait composé, de son côté, une interprétation toute de réserve glacée. L’enjeu de la direction d’acteur du Tribun, a fortiori dans sa version théâtrale, revient à élargir ou non la portée de sa dénonciation.

La portée de la soirée, elle, s’est dilatée encore avec une seconde partie tout à fait opportune. L’Opéra décentralisé a, en effet, eu l’idée d’adjoindre aux Marches de Kagel l’exécution d’une cantate (elle aussi radiophonique à l’origine): Das Berliner Requiem de l’un des inspirateurs du musicien argentin: Kurt Weill sur des poèmes de Bertolt Brecht. Commémorant initialement l’assassinat de Rosa Luxembourg et dénonçant la guerre, ce Requiem a ajouté fort pertinemment à la prévention des manipulations de la langue celle de la mémoire et du passé.

Si les accents de fanfares de Kagel nous alertèrent sur le péril des rhéteurs providentiels, sur la labilité de la langue, si les chants de Weill nous rendirent attentifs à la fragilité de la mémoire, les deux œuvres témoignèrent de concert des pouvoirs de l’art. De ses pouvoirs ambivalents.

L’auteur est hstorien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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