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La fête

Transitions

La fête des Vignerons? Quelle histoire! Tandis que j’écris ces lignes, une guggenmusik, surgie je ne sais d’où, s’est installée sous mes fenêtres avec ses percussions déchaînées, ce qui, on s’en doute, n’a rien à voir avec le travail de la vigne. Ayant déménagé à Vevey fin mai, je me suis trouvée enchâssée dans la ville en fête. Qu’allais-je faire de tout ce tintouin: fuir? Subir? Râler? Participer? Autant le dire tout de suite, je suis bon public. Je n’ai donc pas tardé à arpenter les rues grouillantes de badauds, d’acteurs costumés, de joueurs de cor des alpes et d’armaillis des Colombettes. Je n’ai pas rechigné non plus à me poster au coin de la rue pour voir passer le cortège des figurants en goguette, précédés par les membres de la Confrérie des vignerons engoncés dans leurs nobles atours et soulevant leur chapeau haut-de-forme pour saluer la foule. J’ai marqué le pas au rythme des fanfares, jasé avec les voisins et salué le défilé des autorités cantonales invitées.

Est-ce bien raisonnable? Franchement, une fête à 100 millions de francs, est-ce que ça ne ressemble pas furieusement à un monstrueux business? Autour de moi, j’ai observé des attitudes très contrastées: certains affichent démonstrativement leur dédain, comme s’il y avait bien mieux à faire que de s’émoustiller devant ces mascarades: ils transcendent la foule comme si la rue était déserte. L’épaisseur de leur indifférence est telle que tout le monde s’écarte spontanément pour éviter de s’y cogner! Au contraire, la plupart semblent à l’aise au cœur de cette humanité jubilatoire et fraternelle qui entend goûter à toutes les saveurs, même si le coût du pichet de St.Saph’ est à la hauteur de l’événement: démesuré!

Il y a dans tout cela comme une légère incohérence dont je ne suis pas dupe. Je fonds devant la mâle prestance des Cent Suisses tout en maugréant intérieurement: «Mais qu’est-ce qu’ils font là, ceux-là, avec leurs épées et leurs hallebardes, leurs tambours et leur démarche guerrière?». A ma grande honte, Je n’ai pas pu m’empêcher de suivre des yeux avec un frémissement d’admiration les acrobaties de la Patrouille suisse, invitée pour un show aérien sur le lac le 1er août. Si cette démonstration m’a fait craindre que la Suisse, un des rares pays qui ne convoque pas l’armée pour sa fête nationale, soit désormais prête à franchir ce pas, juste au moment où l’urgence climatique imposerait davantage de retenue, elle m’a aussi permis de constater que les FA18 de l’armée suisse fonctionnent encore parfaitement: pas besoin de milliards pour les remplacer! Ce qui me console, c’est que l’hymne culte de toute la fête, le rang des vaches, est, d’une certaine manière, un chant antimilitariste: au XVIIIe siècle, il fut interdit sur les champs de bataille car en entendant le fameux Lyôba, les mercenaires suisses de la garde royale avaient tendance à déserter.

Le spectacle ? C’est une autre histoire. Agendé (et payé) depuis des mois, il n’était pas inclus dans le paquet-cadeau déposé devant ma porte à mon arrivée à Vevey. Il aurait pu n’être qu’un simulacre de fête, un miracle de beauté cérémonielle que la Confrérie des vignerons, dans sa souveraine munificence, offre (c’est une manière de dire) au bon peuple et qu’il faut contempler sans toucher. Or l’événement sort du cadre, déborde des arènes, opère un déplacement vers des scènes inattendues et irradie sur toute la ville en fête. Les figurants, dont l’incroyable ferveur illumine l’arène dans une farandole déjantée, colonisent ensuite les espaces publics, terrasses et caveaux, avec une allégresse qui transfigure la cité. C’est une ivresse qui n’est pas que de vin, mais aussi de musique, de danse, de poésie, de rencontres, de transgressions; une ivresse qui invite à habiter le monde avec davantage d’intensité. Tout est spectacle. A chaque coin de rue, on tombe sur des acteurs inattendus, musiciens, comédiens, bouffons, poètes, qui, dans leurs drôles de costumes vous content des histoires saugrenues ou émouvantes. Tout cela représente une somme colossale de travail, d’inventivité, de créativité, de relecture des mythes et des rituels, entre folklore, musique recomposée et magie visuelle.

Il n’en reste pas moins que la Fête des vignerons reste étroitement surveillée. Les débordements ne sont pas réprimés: ils sont canalisés. On dit des fêtes, en général, qu’elles sont un désordre organisé qui vise à renforcer l’ordre. Je ne sais pas… Ce que je vois, c’est que l’hymne dédié au travail de la vigne et du vin insuffle comme un esprit de fête: lever le nez vers le ciel, la nature, pour se brancher sur une dimension plus vaste, celle des célébrations terriennes; une fête pour se frayer un passage, pour opérer une transition. Pourquoi aurais-je honte, après tout, d’y avoir pris plaisir?

L’auteure est ancienne conseillère nationale.
Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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