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L’ultralibéralisme est-il soluble dans la langue française?

A rebrousse-poil

Comme le font les enfants, un jour les chansons se libèrent de leur géniteur et s’en vont vivre leur vie. Pour ma part, je suis heureux à chaque fois que quelques-uns de mes couplets se mettent à voler de leurs propres ailes.

Ainsi, lorsque des connaissances installées à Thonon m’ont appris que le chef de leur chorale soutenait mordicus que Jean d’en Haut – que j’ai composée en 1978 – était une vieille chanson du folklore savoyard, cela m’a comblé! On ne peut pas rêver plus belle consécration: avoir été capable de faire presque aussi bien que les anciens, être admis discrètement dans les rangs des anonymes qui ont enrichi notre patrimoine culturel!

Il arrive que cet effacement provoque des situations curieuses: sans m’en avertir, un collègue avait repris à son compte ma chanson Les Immigrés. Cela m’avait valu de sévères reproches d’un spectateur, peu après, à l’issue d’un de mes concerts où je l’avais interprétée: «Il aurait été honnête de ta part de citer le nom de l’auteur»… Il était persuadé que la chanson était de mon collègue…

Tout dernièrement, c’est un jeune homme qui m’a fort poliment annoncé qu’il avait adapté en rap mon texte En Palestine. En me demandant mon autorisation de le rendre public, il joignait à son message l’enregistrement de son interprétation. Je lui ai immédiatement répondu que j’étais enchanté de voir mes mots, soutenu par d’autres rythmes que les miens, aller à la rencontre de nouveaux auditeurs. Seul bémol, je regrettais qu’il se soit cru tenu d’ajouter à mes paroles un refrain en anglais.

Retour du rappeur quelques jours plus tard. Il m’indiquait qu’il était Breton, qu’il lui arrivait de rapper aussi dans cette langue, victime d’une quasi-éradication par la «République une et indivisible» après la Révolution française. Il me rappelait ensuite – et je l’en remercie – que Goethe disait: «L’âme d’un peuple vit dans sa langue», et terminait en écrivant qu’il appréciait l’anglais.

Cet échange m’a remis devant un état de faits dont j’ai déjà parlé: la présence envahissante de l’anglo-américain dans notre espace linguistique, et la transformation des mentalités qu’elle induit.

L’exemple de la Bretagne était particulièrement bien venu: en abandonnant leur langue, sous la contrainte, ses habitants ont perdu une partie de leur âme. N’est-ce pas ce qui est en train de nous arriver, à nous qui adoptons de plus en plus dans notre quotidien une sorte de sabir truffé d’anglicismes? Et cela, contrairement aux Bretons, pour la plupart d’entre nous de notre plein gré!

Que l’on soit clair: je n’ai absolument rien contre tel ou tel idiome, quel qu’il soit! Mais ce qu’il faut rappeler encore et encore, c’est qu’une langue porte avec elle une civilisation, une manière d’être au monde.

Dans l’entreprise de castration que nous subissons passivement depuis des années, la chanson, mon domaine, occupe hélas une place de choix. L’auditeur lambda est abreuvé à longueur de journée de rengaines en anglo-américain. Que dirait-il si l’on entendait à une telle fréquence des morceaux en arabe, ou en russe, ou – tiens! – en breton? J’imagine l’indignation, la levée de boucliers pour dénoncer l’agression intolérable dont serait victime notre culture, notre pays, notre âme!

Je ne suis pas seul à stigmatiser cette omniprésence dans notre environnement d’une langue hégémonique. Il y a quelques années, rentrant d’un séjour à l’étranger, l’académicien Michel Serres constatait qu’il voyait sur les murs de Paris plus d’inscriptions en anglais qu’il n’y en avait en allemand durant l’Occupation. Et le 18 juin dernier, cent personnalités issues de vingt-cinq nations s’adressaient au président Macron pour lui demander de «montrer l’exemple de la résistance, plutôt que de collaborer à la colonisation de notre pays par une pseudo ‘langue universelle’, en réalité servante d’un maître particulier».

Que ce soit dans les médias, dans la publicité, partout, remplacer nos mots par des termes franglais ou carrément américains, ce n’est pas sacrifier à une mode innocente, à un jeunisme amusant (j’allais écrire «fun»!). Plus que laisser se perdre des expressions, c’est coopérer à la transformation de notre société, pour qu’elle finisse par se conformer au modèle étasunien. Il faut le savoir.

Et ce qui nous arrive de là-bas par les temps qui courent, c’est la sauvagerie de l’ultralibéralisme, et la démence d’un milliardaire.

Pour y résister, commençons par re-parler français.

Nouveau livre chez Bernard Campiche Editeur: L’autre Chemin, chroniques 2008 – 2018.

Opinions Chroniques Michel Bühler

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