Chroniques

Une grève rétroactive

Transitions

Ma participation à la grève des femmes, vendredi dernier, n’a dérangé strictement personne, mais elle fut pour moi un moment bouillonnant d’enthousiasme et d’impatience. Ce ne fut pas très différent lors de celle de 1991. En effet, le directeur de l’institution pour laquelle je travaillais, alors que nous lui annoncions que nous désertions nos bureaux pour l’après-midi, avait trouvé malin de nous accorder un congé, déclenchant un éclat de rire moqueur. Ma grève 2019 fut donc un acte intime de rébellion à retardement contre tout ce que les femmes de ma génération eurent à subir, tous les affronts, toutes les violences. Une sorte de régurgitation amère de mes lâchetés d’autrefois, des efforts consentis pour me conformer au modèle patriarcal traditionnel, de mes combats aussi, jamais vraiment aboutis, des grèves qu’il aurait fallu faire et que nous n’avons pas faites.

La tonitruante journée du 14 juin a réanimé mes vieilles colères, encore chaudes et fécondes. Colère contre les employeurs qui versaient mes salaires sur le compte de mon époux, lequel me ristournait une enveloppe étiquetée «argent du ménage», m’obligeant à quémander pour tout autre dépense; contre ceux qui firent campagne contre les doubles salaires et voulurent nous empêcher d’enseigner si notre conjoint occupait un poste dans la fonction publique; contre les médecins qui nous soumirent à des expertises psychiatriques (nommées «avis conforme» – tout un programme) pour nous accorder ou nous refuser une interruption de grossesse; contre les maris qui, à notre retour tardif du travail, nous gratifiaient d’un «Ah! Il était temps: j’ai faim!»; contre ceux qui cognaient et qu’on ne dénonçait pas parce qu’on avait honte, et parce que les policiers ricanaient en déclarant que c’était une affaire privée; contre ces coureurs lubriques qui croyaient que nous aimions être possédées; contre ces politiciens imbus d’eux-mêmes pour qui les opinions des premières élues en politique n’étaient pas des opinions mais des erreurs dues à l’ignorance, et qui nous prodiguaient d’un air patelin explications et conseils; contre ces autorités qui, aujourd’hui, nous envoient, à nous les vieilles infantilisées, des bafouilles pétries de suave bienveillance pour nous recommander de boire beaucoup d’eau en cas de canicule, mais qui ne lèvent pas le petit doigt pour mettre en place des mesures efficaces contre le changement climatique; contre les moralistes sentencieux qui décrètent que celles qui n’ont pas eu d’enfant sont des femmes ratées; contre ces piliers de bistrot qui se répandent en propos salaces et dégradants sur les femmes et que personne ne fait taire.

Rien de tout cela n’a disparu, ou si peu. «Pourquoi les discriminations perdurent-elles?», interroge l’animatrice du débat d’Infrarouge à la veille de la grève. «Parce que c’est compliqué», répond le représentant des groupements patronaux vaudois qui, du même coup, se félicite des progrès «spectaculaires» accomplis! S’il reste des injustices, admet-il, elles sont assurément involontaires. Sur le plateau, on s’en tient à l’égalité formelle. Pas un gramme d’émotion ou d’empathie pour celles qui vivent douloureusement les salaires réduits, les retraites amputées, le harcèlement, la lourdeur des tâches quotidiennes, les licenciements au retour de maternité. Involontaires eux aussi?

Compliqué? Certainement pas, quand on a compris que la rage des grévistes féministes porte au-delà des salaires ou de quelques places grappillées dans la hiérarchie des emplois: elles veulent l’abolition du patriarcat, c’est simple! A partir de là, la méfiance est de mise à l’encontre de la belle rhétorique de l’inclusion: ne vise-t-elle pas à intégrer quelques femmes dans les rouages de la mécanique libérale capitaliste, quitte à renvoyer à des migrantes précaires, les invisibles d’entre les invisibles, le travail de soins et les tâches ménagères? Je veux croire qu’aucune des bénéficiaires de ces occurrences favorables ne s’est offert le plaisir d’une grève en laissant à une nounou sans papiers la charge des enfants, car cela équivaudrait à une supercherie. Le féminisme est un combat permanent contre un système caractérisé par la domestication de la nature et des femmes, l’appropriation de leurs ressources et la marchandisation de la vie. C’est en quelque sorte ce que disait cette pancarte aperçue dans le cortège: «Nous sommes les filles des sorcières que vous n’avez pas réussi à brûler!».

L’incroyable tintamarre qui a entouré cette grève et le magistral travail des collectifs qui l’ont organisée ont révélé la créativité, l’humour et la force des femmes, loin de la victimisation que nous reprochent nos adversaires. En tout cas le pays a pris une sacrée branlée et il sera difficile de se rendormir!

L’auteure est une ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

Chronique liée

Transitions

lundi 8 janvier 2018

Connexion