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Apesanteur et liberté

Chroniques aventines

Connaître l’Homme, en débrouiller le mystère afin d’orienter favorablement son devenir: telle semble être l’une des missions propres à la science. La biologie, la psychologie, la sociologie, l’anthropologie empruntent toutes une lunette différente dans leur auscultation de notre espèce, démêlant régularités et variables en des strates diverses de l’individu et des sociétés. Il arrive que l’art cherche à les seconder. Le théâtre frontal, notamment, par la mise à distance de nos interactions et interlocutions.

Dans sa dernière pièce, Fauves, présentée à La Colline à Paris, Wajdi Mouawad s’intéresse au personnage d’Hippolyte – le saisissant dans ses deux réseaux professionnel et familial. Il opère, en sus, un élargissement du plan: d’une part, en croisant histoire personnelle et grande Histoire, d’autre part en s’autorisant des bonds dans le passé sur trois générations. Dans le programme du spectacle, l’auteur parle d’un récit construit dans la déconstruction et ajoute avoir fait usage, pour la première fois, d’une structure narrative ellipsoïdale – afin d’imager les ressassements traumatiques de son protagoniste.

Force est de reconnaître que la réception de Fauves est moins enthousiaste que celle du précédent opus du directeur de La Colline: Tous des oiseaux (à voir prochainement en Suisse dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève). Certains incriminent une fable par trop alambiquée, d’autres – insensibles à l’innovation dramaturgique évoquée plus haut – la répétition d’un schéma psycho-généalogique éculé.

Il est vrai que la formidable complexité du récit peut fragiliser l’appréhension de son unité: convient-il toutefois – et pour un motif formel – de renoncer à révéler des trajectoires embrouillées alors que la mondialisation et les fracas du siècle dernier les ont rendues plus communes? Reprochera-t-on à Sophocle les errements successifs d’Œdipe?

Quant au sentiment de ressassement dans les pièces de notre auteur, il résulte non de l’exploitation d’un filon artistique mais de ses propres et irréductibles traumatismes. Reprochera-t-on à Giacometti la multitude de ses fines silhouettes sculptées? L’itération obsessionnelle des coups de ciseaux de l’artiste suisse, la reprise de fables intriquant trajectoires singulières et brisures géopolitiques du Libano-Québécois indiquent l’urgence d’œuvrer plus encore que de faire œuvre.

Au niveau interne du spectacle, la répétition n’est – qui plus est – nullement gratuite. En nous donnant à voir plusieurs fois la même scène, à des moments distincts, avec un niveau d’information à chaque fois renouvelé, le metteur en scène révèle combien un fait pourtant dûment établi ne se laisse pas aisément interpréter et sans doute aussi combien le comportement de tel ou tel individu tient moins à une psychologie qu’à un écheveau subtil où entrent guerres et pesanteurs des mentalités collectives.

Dans L’almanach 2019 de La Colline, Wajdi Mouawad louait la capacité du théâtre à développer notre aptitude empathique. Commentant Aristote, l’érudit belge Jacques Taminiaux étaye cette conviction que le poème tragique nourrit la «compréhension d’autrui, au sens de considération pour les autres, de capacité de juger avec eux, c’est-à-dire de se mettre à leur place» (in Le Théâtre des philosophes. La tragédie, l’être, l’action). Ce faisant, il aiguise notre sagacité pratique.

Qu’en est-il de Fauves? La pièce nous éclaire-t-elle sur l’entrelacs de nos déterminations intimes et politiques? Par cette lumière, contribue-t-elle à nous libérer? Si l’on est tenté de répondre positivement à la première question tant la compréhension s’accroît avec les dernières scènes, on est plus réservé s’agissant de la seconde. La compréhension vaut-elle digestion? assomption? sérénité retrouvée? Pas sûr; le spectacle se termine par une ouverture poétique: l’échappée dans l’univers du fils d’Hippolyte – spationaute de son état. Le vol par-delà l’atmosphère terrestre comme métaphore d’un décentrement majuscule? d’une distanciation radicale? Plus? Comme métaphore de l’émancipation humaine, affranchissement des lois de la gravitation et des causalités sociales? Après la peinture des affres humaines, le contraste est total et l’image fort belle; nous sert-elle une invraisemblable résolution? Pire, doit-elle être comprise comme une fuite?

Nous retiendrons, pour notre part, l’assistance baignée dans la lueur de la planète bleue projetée au lointain. La salle nimbée d’une lueur aurorale, figurant l’émergence d’une possible conscience collective. «L’essence de l’homme, écrivait Marx dans la VIe Thèse sur Feuerbach (1845), n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux.» Théâtre national situé dans un quartier historiquement populaire, La Colline serait légitimée à expérimenter – par les moyens de l’art – une forme d’ontologie de l’être social.

L’auteur est historien et praticien de l’action culturelle, mathieu.menghini@lamarmite.org

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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