Chroniques

L’esthétique de la pauvreté

Transitions

Lors de voyages dans des pays pauvres, il m’est arrivé de porter un regard d’esthète sur ce qui m’entoure. J’y ai découvert de multiples beautés: pas seulement les paysages, pas seulement les monuments, mais les habitants. Beaux sans intention ni de séduire ni d’émouvoir, alors même qu’ils vivent dans le dénuement le plus total. De retour d’un périple au Népal, je garde en mémoire quelques émerveillements, visions fulgurantes qui transpercent le cœur et l’âme. Ce sont par exemple trois femmes descendant en file indienne un sentier escarpé, vêtues de la tunique traditionnelle écarlate par-dessus leur large pantalon noir, portant une hotte évasée arrimée par un bandeau blanc sur le front. Tout en sautillant avec légèreté d’une pierre à l’autre, elles ne cessent de bavarder, joyeuses. Non seulement m’enchantent la splendeur des couleurs flamboyantes dans ce décor de pierre argentée et de végétation vert tendre, mais aussi ce que je prends, non sans une certaine nostalgie, pour l’incarnation d’une vie légère, universelle dans son humanité. Je ne peux pourtant ignorer que le retour vers le village haut perché sera rude, que les hottes pèseront lourd, remplies du sable qu’il faut aller chercher six ou sept cents mètres plus bas pour réparer la maison que le dernier tremblement de terre a dévastée. C’est là que se niche le danger qui guette les esthètes: ai-je le droit de trouver beau ce qui accable et asservit? «Oui, tu peux les trouver belles», me lance la guide népalaise avec une pointe de reproche, «mais elles, c’est sûr, elles voudraient sortir de la pauvreté et vivre autrement».

Pas la peine d’expliquer ce qui, pour elles, représente le progrès: toutes les trois ont déjà dans leur corsage le téléphone portable qu’un dense réseau d’antennes rend opérationnel jusqu’au pied de l’Himalaya. Bientôt peut-être troqueront-elles leurs superbes vêtements traditionnels pour des jeans à la dernière mode. Et alors? Ce pays sera-t-il moins beau?

Plus dérangeant encore, me revient le souvenir d’un bivouac au bord d’un oued asséché, lors d’un périple en chameau dans le désert de l’Aïr, au nord du Niger. A peine installés, nous vîmes s’approcher, apparition surgie de nulle part, un groupe de nomades Touaregs revêtus de leur tenue d’apparat: traditionnelle gandoura ample et chèche bleu nuit savamment enroulé autour de la tête de manière à ne laisser voir que les yeux. S’installant par terre près de nous, nos hôtes se lancèrent avec notre guide, sans un regard pour mon compagnon et moi, dans un palabre en tamashek dont nous ne percevions qu’un murmure s’écoulant avec douceur par-dessous le turban qui masquait leur bouche. Lorsque notre soupe fut prête, ils restèrent immobiles, sans un geste pour y goûter. Fascinés par ces seigneurs du désert, leur prestance, leur habillement, leur apparente sérénité hiératique, nous sommes restés muets, comme s’ils débarquaient d’une autre planète.

Quelle beauté! Quelle noblesse! Un morceau d’éternité détaché du cosmos et posé à nos pieds. Lorsque nous reprîmes notre route, me retournant, je constatai qu’ils n’avaient pas bougé. Pourquoi n’avaient-ils pas voulu partager notre repas alors que le Niger vivait une des pires famines de son histoire? Avaient-ils assez de nourriture? «Non! Ils n’ont rien à manger», me répondit notre guide. «J’ai laissé derrière nous quelques vivres, du sucre et du thé. Ils n’y toucheront pas avant que nous ayons disparu.» Ces propos m’atteignirent comme une gifle. Un morceau d’éternité? Non! Des ventres creux. Une leçon de dignité? Oui, mais pour échapper à l’humiliation de mendier. C’est ainsi que j’appris qu’il faut se garder d’esthétiser la misère. Ont-ils rejoint aujourd’hui les combattants nationalistes et islamistes d’Al Qaïda au Magreb? Je ne m’extasierais probablement plus devant eux si je les rencontrais, mais ils se sentiraient sans doute moins humiliés qu’alors…

Voyager n’est pas simple. On trimballe avec soi de tels désirs d’une vie plus simple, dégagée des futilités de notre société consumériste, qu’on les projette hâtivement sur tout ce qui y ressemble. Dans le Sahara, au Nepal ou ailleurs dans les pays moins développés, on prend trop facilement le dénuement pour de la vertu, la pauvreté pour de la sobriété, la débrouillardise pour de la sagesse. L’eau, l’énergie, l’ombre, les relations humaines: la quête de l’essentiel nous donne l’illusion d’accéder à l’universel, à l’immanence dans le système Terre. Essayez, dans ces pays-là, de prôner la décroissance et la sobriété heureuse: les gens ne vous riront pas au nez, ils ne vous renverront pas à la figure vos délires de privilégiés. Ils vous dévisageront d’un air effaré simplement parce que pour eux, ces mots n’ont aucune signification. C’est pourtant ce qu’ils pratiquent, par intelligence autant que par contrainte. A cet égard ils ont un bout d’avance sur nous.

L’auteure est ancienne conseillère nationale. Publication récente: Mourir debout. Soixante ans d’engagement politique, Editions d’en bas, 2018.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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