Chroniques

14 juin: le dilemme du briseur de grève

L’IMPOLIGRAPHE

Dis Tonton, t’as noté quoi, dans ton agenda, à la page du vendredi 14 juin?
– Ben la grève des femmes – grève féministe, ‘videmment, tu me prends pour qui?
– … Pour un vieux cisgenre…
– Ouais, ben c’est ce que je suis, et alors?
– Alors «la grève s’adresse à toute personne qui n’est pas un homme cisgenre»… et toc! Et la polémique sur la grève du 14 juin, tu l’as suivie?
– La polémique, quelle polémique?
– Celle sur la participation des hommes à la grève, justement… La présidente de la Jeunesse socialiste, Tamara Funiciello, a appelé les hommes à rester en retrait de la grève et en queue de manif, la Ville de Genève a décidé de soutenir la grève des femmes en donnant congé le 14 juin à ses salariées et à elles seules, pas aux hommes… Du coup, la Tribune de Genève a éditorialisé «la grève des femmes doit être inclusive» des hommes.
– Ah ouais, j’ai lu, ça m’a bien fait marrer… Inclusif, inclusif, est-ce que j’ai une tête d’inclus? Inclusif de qui dans quoi? Quand on mobilise contre le patronat, on inclut les patrons? Le jour ou Tamedia lâchera la Tribune, l’édito de la Tribune appellera à inclure les actionnaires de Tamedia dans la lutte contre Tamedia?
– N’empêche, y’a pas à dire, dans ce pays, l’annonce d’une grève, ça fait toujours frémir… D’ailleurs, les femmes de droite rechignent à faire grève, vu que l’idée est venue de femmes de gauche… Et pour certaines de celles qui feront grève le 14 juin, c’est un risque, parce qu’il paraît qu’une grève politique, c’est illégal et qu’on ne peut faire grève que pour des causes relatives aux relations de travail… Parce que l’inégalité salariale, le «plafond de verre», le harcèlement au boulot, les rentes de 2e pilier deux fois plus basses, ça n’a rien à voir avec les relations de travail? On se fout de nous, là…
– Ouais, on se fout de vous: y’a toujours des gens pour qui le mot «grève», c’est un gros mot… Et votre grève, du coup, c’est aussi une grève pour le droit de faire grève!
– D’ailleurs, au début des discussions sur la grève, il a fallu choisir entre une grève générale et une grève des femmes, et c’est la grève des femmes qui a été choisie…
– M’en fous, je vais faire grève aussi, le 14 juin. Tout seul dans mon coin. Ouala. Je veux pas être un briseur de grève, moi, faire le boulot des grévistes à la place des grévistes. Chuis pas un jaune.
– Mais quand même, c’est la grève des femmes, pas celles des vieux cisgenres… c’est pas ta grève, c’est la nôtre… et tu ne me feras pas croire que tous les hommes sont tenaillés par une pulsion solidaire des femmes…
– M’en fous des autres mecs, je fais grève si je veux, quand je veux… Depuis quand on a besoin d’une autorisation pour faire grève? et cette grève-là, c’est bien une grève pour changer la société, pas une grève contre les hommes, non? Comme la grève générale de 1918, qu’était aussi une grève pour changer la société. D’ailleurs, elle l’a changée…
– N’empêche qu’il s’agit d’abord de mobiliser les femmes… de montrer qu’elles sont capables de se mobiliser toutes seules, comme des grandes, sans avoir besoin de papas, de pépés, de grands frères ou de tontons pour leur tenir la main ou le poing en se mettant au premier rang des manifs histoire de bien montrer qu’on ne peut pas se passer d’eux…
– Ça aussi, j’avais compris… mais je vois pas pourquoi ça m’empêcherait de faire grève moi aussi. D’ailleurs, je fais grève depuis… bah… quarante ans… perlée, elle est, ma grève…
– Ça m’aurait étonnée aussi que tu fasses la grève du zèle, le zèle, c’est pas ton genre…
– Non, là, en effet, chuis pas cisgenre…
– Le slogan de la dernière grève des femmes, c’était «Les femmes bras croisés, le pays perd pied»…
– Je m’en souviens…
– Ben il est toujours d’actu, non?
– Ouais, mais si les hommes font le boulot des femmes à la place des femmes qui font grève, il perdra pas pied, le pays… «Il est possible que l’on ferme un service sous motif de grève, si le personnel est essentiellement féminin», annonce Sandrine Salerno. Pour bien faire voir à quel point le travail des femmes est essentiel au fonctionnement de la société, il faut bien que ce travail ne soit pas fait, sinon comment on en verrait l’importance?
– Bon, comme dit Tamara Funiciello, «il faudra bien quelqu’un qui s’occupe du ménage et des enfants»… Les femmes ont le sens des responsabilités, quand même, elles veulent pas mettre le souk…
– Oh que oui, elles l’ont, le sens des responsabilités… Même que ça nous arrange bien, qu’elles aient le sens des responsabilités, il les piège même depuis toujours, leur sens des responsabilités. C’est là-dessus que le patriarcat compte, le sens des responsabilités des femmes… faudrait peut-être qu’elles soient un peu plus souvent irresponsables…
– Comme les hommes, quoi…
– Merde, on est entré dans un cercle vicieux, là…
– Ça tombe bien, c’est vachement inclusif, un cercle vicieux!

L’auteur est conseiller municipal carrément socialiste en Ville de Genève.

Opinions Chroniques Pascal Holenweg

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