Scène

Le geste de trop

Au Grütli, Raphaële Teicher danse la maltraitance avec Il n’aura qu’à dire que tu l’as poussé dans l’escalier. Un spectacle tragi-comique qui amuse autant qu’il bouleverse.
Le geste de trop
Raphaële ­Teicher ­incarne la mère auprès de sa fille, ­interprétée par Marthe Krummen­acher. Les deux ­danseuses ont fondé la Compagnie RA de Ma ré en 2010. Dorothée ­Thébert ­Filliger
Danse

Eux se tiennent, mutiques, comme des figures hiératiques. Eux, ce sont deux personnages d’enfants, Arthur et Pimprenelle. Ils sont postés à l’avant-scène comme des statues de marbre ou spectateurs immobiles, le regard perdu dans le lointain. On n’entendra pres­que jamais le son de leur voix, sauf le jour de l’anniversaire d’Arthur. Leur mère a fait d’eux d’étranges créatures, dénuées d’affects. Se protègent-ils d’une génitrice dont le ton parfois ­exagérément douçâtre cache le drame à venir? Ont-ils défini­tivement perdu le goût de vivre sous l’emprise d’une mère violente et castratrice?

Chiens obéissants

Sur la scène du Grütli, dans la pièce Il n’aura qu’à dire que tu l’as poussé dans l’escalier, cette mère toute-puissante règne, impitoyable, sur son territoire. Elle a fait de ses enfants des chiens obéissants, dressés et récompensés de caresses lorsqu’ils s’exécutent sans faute. Mais au moindre faux pas à ses yeux, dans des situations pourtant ­banales propres à leur âge, sa parole vire au délire et le geste de trop, brutal, transforme la fratrie en victimes.

Humiliations répétées, colères noires où les enfants sont traités de bons à riens, les mots frappent parfois plus violemment que les coups. L’apparence physique est capable de déclencher le dégoût maternel, la couleur naturelle des cheveux jugée inadéquate, ni vraiment blonde, ni vraiment brune, tout simplement «pas jolie». L’enfant est jugé coupable d’office. Bouc émissaire systématique, son sort est entre les mains d’une femme pourtant éduquée, diplômée en droit, qui leur fait écouter du Mendelssohn parce que «c’est bon pour le système nerveux et ça calme».

Raphaële Teicher incarne cette marâtre contemporaine et installe progressivement la ­cassure du lien filial avec la ­normalité. Car la maltraitance se cache parfois derrière des élans d’amour trompeurs qui la rendent difficilement identifiable. La danseuse genevoise d’origine belge, passée par le Ballet Junior de Genève, en sait quelque chose. Sa fratrie de sept frères et sœurs a entamé en 2015 une procédure pénale pour maltraitance contre ses deux parents. «J’ai choisi d’exposer ici ma situation personnelle car je désire mettre en lumière ce phénomène complexe qu’est la maltraitance dans ce qu’il comporte de violences, de manipulations, d’abus psychologi­ques et physiques qui peuvent se retrouver jusque dans les plus petites choses du quotidien», écrit-elle dans sa note d’intention.

C’est elle qui orchestre le trio scénique familial, entre danse et théâtre. Marthe Krummenacher, silhouette de jeune fille, danse autant l’innocence de l’enfance que l’effroi sur une bande-son techno lorsque son frère est mis KO à terre. Toutes deux ont fondé la Compagnie RA de MA ré en 2010, dont elles produisent ici la quatrième pièce. Shlomo Balexert rejoint la compagnie et greffe aux jeux et pas complices avec Marthe Krummenacher un solo de batterie comme exutoire final à l’enfance battue.

Justifier des ecchymoses

«Il n’aura qu’à dire que tu l’as poussé dans l’escalier», c’est précisément le discours tenu par la mère pour justifier des ecchymoses et faire porter à sa fille la responsabilité des coups assénés. Avec distance, Raphaële Teicher s’empare de sa propre histoire pour livrer au final une tragi-comédie sans pathos ni voyeurisme.

Les coups ne retentissent pas sur le plateau de théâtre. Le mou­vement, avorté, est stoppé puis figé dans l’instant. Le moindre geste de tendresse déployé vers la mère, qui coupe court à toute effusion de sentiments, est lui aussi castré. Cet habile maniement du langage du corps contraste avec celui du langage verbal capté par la chorégraphe et metteure en scène. C’est elle qui porte la parole, son arme destructrice.

Fan des Deschiens, Raphaële Teicher appuie avec humour son franc-parler belge, sans lésiner sur l’accent liégeois. Au fil des différents tableaux de la pièce, elle instaure des rapports de force verbaux avec ses danseurs pour mieux montrer l’ampleur de l’emprise psychologique maternelle. Rarement abordée dans le milieu chorégraphique, la thématique de l’enfance abusée rejoint la démarche de la danseuse française Andréa Bescond, victime de pédophilie par un ami de ses parents. De sa pièce Les Chatouilles ou la danse de la colère, créée il y a quatre ans avec Eric Métayer, est né un film, Les Chatouilles. Quand le corps lui-même devient instrument pour briser les tabous autour des violations qui lui sont faites.

Jusqu’au 19 mai, Théâtre du Grütli, Genève, www.grutli.ch

Culture Scène Cécile Dalla Torre Danse

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