Chroniques

Sacré Cœur

A rebrousse-poil

Comment gagner de l’argent? Un moyen est de vendre quelque chose plus cher que cela vous a coûté. Dans ce domaine, comment faire fortune? Il suffit de vendre ce quelque chose à un prix beaucoup plus élevé que son coût de production, ou d’en augmenter faiblement le prix tout en réussissant à multiplier les ventes. L’idéal étant de combiner les deux options, donc de réaliser un gros bénéfice à d’innombrables reprises. Evidemment il faut convaincre l’acheteur que le prix demandé n’est pas surfait! En omettant de lui signaler que ce qu’il paie est à peine – ou très – exagéré. En somme, il faut le berner. Ou, pour parler clair, le voler. Même un tout petit peu à chaque fois.

A la suite de l’incendie de Notre-Dame de Paris, on a vu les plus riches de France jouer des coudes, rivaliser de générosité, et s’empresser de promettre, qui cent, qui deux cents millions d’euros pour reconstruire le monument. Ces personnages, à la tête de fortunes inimaginables rapidement accumulées, ont montré qu’ils étaient plus émus par le sort de vieilles pierres que par la détresse de leurs compatriotes, ceux qui, sur les ronds-points, demandent depuis des semaines trois sous pour vivre dignement. En mettant des sommes qui peuvent paraître considérables à la disposition de la communauté, ils n’ont fait en fin de compte que lui rendre une toute petite partie de ce qu’ils lui volent depuis des années.

Les hasards de l’existence ont fait que je me suis retrouvé, le lendemain du sinistre, dans un cimetière de banlieue. Quelques centaines de personnes étaient venues rendre hommage à l’une des figures de la chanson populaire parisienne, Vania Adrien Sens. Joueur d’orgue de barbarie, connaissant mille chansons, Vania était de ces chanteurs qui ne baissent pas les bras, qui croient que leur art est porteur de poésie et d’espoir. On a entendu des témoignages soulignant sa droiture et sa fidélité, on a écouté des rengaines parlant de Paris et de ses petites gens, on a fini par tous entonner, en guise d’au revoir, «L’âge d’or» de Léo Ferré.

Sur le chemin qui nous ramenait au métro, on a évoqué bien sûr le disparu, dont la voix et la musique vont désormais manquer au coin de la rue Mouffetard, comme sur les rares scènes où l’on entend encore de la chanson. Puis, après quelques pas, après un silence, l’un de nous a laissé tomber, rappelant l’incendie de la veille:

– Dommage que ce ne soit pas arrivé au Sacré Cœur…

Des sourires ont alors fleuri sur les lèvres, on a hoché la tête, tous en connivence.

C’est que la basilique qui couronne la butte Montmartre, le blanc chou à la crème qui domine tout Paris, n’est pas seulement un quelconque édifice religieux, pas que l’un des monuments les plus visités de France. C’est surtout, pour le peuple de gauche, pour les anars, pour les cocos, pour tous les amis de Vania, un symbole qui fait renaître un souvenir douloureux.

1870: la France est vaincue par la Prusse. Paris a subi un long siège, sans se soumettre. Le 4 septembre, après une journée d’émeutes, le Second Empire est renversé. Un gouvernement est élu, qui conclut au début 1871 un armistice avec la Prusse. A majorité monarchiste, clérical, dirigé par Adolphe Thiers, il se réfugie à Versailles, fuyant la capitale, pour se soustraire à la pression de la populace qui n’accepte pas de reconnaître la défaite. Le 18 mars, les Parisiens, les fédérés, prennent les armes et, dans les jours suivants, proclament la Commune de Paris. Visant à établir un nouvel ordre social favorable aux couches populaires, elle prône la démocratie directe, l’émancipation des femmes. Thiers envoie l’armée pour mater la révolte. Barricades, farouches combats, les Communards se défendent pied à pied, jusqu’à la Semaine sanglante: entrés dans Paris, les Versaillais massacrent à tour de bras du 21 au 28 mai. La Commune est vaincue, l’espoir d’un gouvernement réellement par le peuple et pour le peuple est noyé dans le sang: on parle de 20 000 à 30 000 victimes!

Quelques années passent puis, à l’endroit même où a éclaté l’insurrection du 18 mars, on commence à bâtir le Sacré Cœur pour, affirment ses pieux constructeurs, «expier les crimes des fédérés». Cette basilique devient à jamais pour la gauche le rappel du massacre de milliers de camarades. Elle est surtout un symbole de victoire pour la droite. Ce qui fait dire à certains, parmi les plus radicaux: «Il faut détruire le Sacré Cœur!»

Plus tard, verra-t-on dans Notre-Dame reconstruite le rappel du règne des voleurs et du capitalisme flibustier?

www.michelbuhler.com
Nouveau livre chez Bernard Camiche Editeur: L’autre Chemin, chroniques 2008 – 2018.

Opinions Chroniques Michel Bühler

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