Chroniques

Qu’est ce qu’une éducation émancipatrice?

L’ACTUALITÉ AU PRISME DE LA PHILOSOPHIE

L’expression éducation émancipatrice est souvent utilisée. Mais que recouvre-t-elle précisément?

L’émancipation: le passage de la minorité à la majorité

Dans le langage juridique, on parle de «mineur émancipé» pour désigner un mineur qui n’est plus sous la tutelle de ses parents. L’émancipation semble ainsi désigner un état où un individu deviendrait capable de penser et d’agir par lui-même comme l’idéal que devrait incarner l’adulte majeur. Une éducation émancipatrice serait donc celle qui parviendrait à réaliser un tel idéal d’autonomie du sujet pensant et agissant.

Le philosophe Kant définit les Lumières comme un mouvement en lien avec cet idéal d’émancipation individuel. Ainsi écrit-il dans Qu’est-ce que les Lumières?: «Les lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la minorité (…) La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui.»

Il y a donc une articulation qui est effectuée par les Lumières entre capacité à raisonner par soi-même (ou esprit critique) et liberté. La condition de possibilité de la liberté réside dans la capacité à pouvoir faire des choix éclairés par la raison.

L’émancipation: être émancipé par autrui?

Néanmoins, la notion d’émancipation pose une première difficulté. En effet, le droit, par exemple romain, faisait de l’émancipation un acte effectué par une autorité: l’émancipation du fils vis-à-vis de l’autorité paternelle est un acte qui est réalisé par le père et non par la volonté de son fils.

Dans l’éducation, se pose également le rôle de l’éducateur ou de l’éducatrice dans l’émancipation du sujet apprenant. En effet, on peut considérer que l’émancipation présuppose un état de sujétion dans lequel le maître qui détient un savoir guide l’élève vers la liberté. Cette autorité du maître sur l’élève est justifiée par le savoir supérieur ou, dit d’une autre manière, par la science que détient celui qui est sensé avoir une action émancipatrice.

Néanmoins, cette position n’est pas sans poser des limites. La première consiste à supposer qu’il existe une science de l’éducation permettant de guider l’élève vers la liberté. Cependant, si cette position conduit à prendre des décisions pour le bien de l’élève, rien ne permet de garantir avec une absolue certitude qu’elles sont effectivement bénéfiques à son émancipation.

Une seconde limite tient au fait de savoir s’il est effectivement possible d’émanciper autrui. Est-ce que le rôle du maître n’est pas en réalité contradictoire? A savoir que l’émancipation ne peut venir que du sujet lui-même. Mais alors à quoi sert le maître? Et ce maître est-il utile?

Emancipation individuelle ou émancipation sociale?

Une deuxième difficulté concernant l’émancipation se pose: celle de la relation entre émancipation individuelle et émancipation collective. En effet, est-il possible de penser une affirmation individuelle sans une émancipation collective? Prenons le cas d’un individu qui appartient à un groupe socialement opprimé, son émancipation est-elle possible si le groupe social auquel il appartient n’est pas émancipé?

La Pédagogie des opprimés de Paulo Freire part de son côté de la thèse qu’il n’est pas possible de tendre vers une émancipation individuelle si l’émancipation sociale n’est pas l’objectif de l’éducation. Les deux types d’émancipation individuelle et sociale doivent donc être pensés indissociablement.

A partir de là, Paulo Freire s’intéresse à la relation qu’il peut exister entre l’enseignant et les apprenants dans le processus d’émancipation. Elle ne peut être unilatérale: à savoir qu’il ne peut s’agir d’un processus dans lequel l’enseignant émancipe des sujets. Cette relation est nécessairement dialectique. Cela implique que l’enseignant et les élèves soient dans une relation où chacun possède un savoir. Les apprenants détiennent un savoir d’expérience; l’enseignant un savoir théorique.

Se pose alors une autre question. Si les deux possèdent un savoir, cela conduit-il à un relativisme? Le savoir de l’expérience subjectif peut-il contredire le savoir scientifique? En fait, il s’agit de deux savoirs de nature différente, légitimes chacun dans leur ordre. Le savoir subjectif est légitime en tant que savoir du sujet éprouvé sur lui-même. Le savoir de la science est légitime en tant que savoir visant à proposer des interprétations générales du réel.

L’émancipation sociale par l’éducation, telle que la pense Paulo Freire, consiste donc en un processus qui permet, par une dialectique entre savoirs subjectifs et savoirs théoriques, aux opprimés de construire un nouveau type de savoir qui puisse orienter l’action dans le processus d’émancipation sociale.

Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com.
Publications récentes: Bréviaire des enseignant-e-s – Science, éthique et pratique professionnelle, Editions du Croquant, 2018, et Philosophie critique en éducation, Didac-philo, 2018.

Opinions Chroniques Irène Pereira

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