Chroniques

50 ans et toutes nos dents

POLYPHONIE AUTOUR DE L’ÉGALITÉ

Deux mille dix-neuf, année féministe! C’est comme ça qu’on la rêvait dans les comités préparant la grève féministe du 14 juin prochain. Bien sûr, nous savions pourquoi il fallait se mobiliser, tous les combats encore à mener ici ou ailleurs, les backlash à contrer partout, de l’Andalousie au Brésil… Aucune de nous n’est dupe, ce n’est pas parce qu’on déclare une année féministe, qu’on décide de se mobiliser, que tout va pour le mieux. Mais bon, on aurait bien voulu avoir un peu, un tout petit peu de répit. Ne pourrait-on pas, à l’instar de celles et ceux qui adoptent le mois sans alcool, avoir une fois un «dry January» sans sexisme?

Et bien si nous devions adopter un tel projet, ce ne sera pas pour cette année, qui, grâce aux insanités de Yann Moix, démarre avec une piqûre de rappel sur la banalisation de la misogynie. Ses propos sur son incapacité à envisager d’aimer une femme de cinquante ans, invisible à ses yeux, sont pathétiques – par leur sexisme, bien sûr, mais surtout par leur banalité. Relever qu’un corps de 25 ans est extraordinaire, qu’un corps de 50 l’est moins, relève du truisme et surtout n’apporte rien de bien intéressant à la réflexion. Il se croit politiquement incorrect, provocateur, subversif; il est juste d’une banalité pathétique, relevant des soi-disant goûts personnels qui épousent parfaitement les normes de la société patriarcale, capitaliste et raciste dans laquelle il vit. Depuis la fin du XIXe siècle, portés par l’«aventure coloniale», la littérature, puis le cinéma n’ont cessé de vanter «LA» femme, généralement jeune et exotique de préférence. Donc avouer qu’il n’aime que les femmes asiatiques de 25 ans fait preuve d’un manque cruel d’imagination, qu’il s’agit de regretter vu son métier. Il ne dit finalement que ce que les publicitaires rabâchent à longueur d’affiches et que le marché du travail rappelle en permanence, faisant chaque année avancer l’âge où on se retrouve précipitées dans la catégorie des travailleurs, en l’occurrence des travailleuses «senior».

Si la levée de boucliers que ces propos ont suscitée est plutôt réjouissante, sur leur nombre, leurs formes, mais aussi leurs provenances (personnalités du show-biz, intellectuel-le-s, femmes et hommes), est-il vraiment indispensable d’entrer dans le jeu? Faut-il, photos ou liste de célébrités à l’appui, prouver que non, les femmes de 50 ans n’ont rien à envier aux plus jeunes, qu’elles sont aussi belles et désirables? Doit-on une fois encore chercher à argumenter sur la beauté de nos corps (maintenus) minces, (rendus) fermes et gainés ou, à l’opposé, revendiquer (et assumer) nos rondeurs souples, leur mollesse indolente et confortable? Ne faudrait-il pas une fois pour toute sortir de cette perpétuelle compétition dans laquelle le système patriarcal nous a enfermées? Ne faudrait-il pas dénoncer que, comme tant d’autres choses, la fameuse «rivalité féminine» n’est qu’une construction sociale, un outil de contrôle des femmes? Celle-ci est d’une efficacité sans égale, les femmes ayant appris dès leur plus jeune âge à se comparer aux autres, à se jauger, à se déprécier (elles-mêmes et leurs «concurrentes»). Bref, à se haïr.

Ainsi, la plupart des réponses à ces propos d’une bêtise incommensurable participent à leur donner du pouvoir. Celui que le système patriarcal a conféré aux mâles dominants: pouvoir évaluer, décider et surtout rendre public ce qu’ils jugent appréciable, désirable et digne d’être «aimé». Chaque fois que l’on répond que c’est faux, que les femmes de plus de 50 ans sont, elles aussi, désirables, excitantes, bref «baisables», on entre dans cette sorte de marché au bétail, dans lequel le système souhaite nous maintenir, ce «marché de la bonne meuf» pour reprendre les termes de Virginie Despentes dans King Kong Théorie.

Rappelons donc à Moix, comme à tous les phallocrates de son espèce, que quelle que soit notre âge, nous sommes là, n’avons ni l’intention d’être invisibilisées, ni pour autant ne voulons à tout prix entrer dans la course. Nous n’avons aucune envie d’être vues, reconnues, appréciées et jaugées par un système patriarcal et capitaliste dont nous ne voulons pas. Nous n’attendons pas l’approbation des hommes, des médias ou globalement de la société pour être qui nous souhaitons être, de la manière dont nous le souhaitons. En cette année féministe, rappelons que oui, nous sommes là, à 20, 30, 40, 50, 60 ou 70 ans, avec toutes nos dents pour sourire, rire, mais aussi mordre férocement!

Investigatrices en études genre.

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