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Voir «Nuit»

Les chorégraphes de la compagnie 7273 – Laurence Yadi et Nicolas Cantillon – viennent de présenter leur dernier opus, Nuit, au Théâtre Forum Meyrin. Avant d’y revenir, autorisons-nous un détour.
Chroniques aventines

A leur habitude, les «7273» sont partis de leur dernière production, TODAY, pour penser la suivante. Or, TODAY faisait elle-même suite à la rencontre de la compagnie avec le Groupe «Les Maîtres fous» de l’association La Marmite1, un groupe de jeunes gens en situation de décrochages scolaire et social ayant effectué une série de sorties culturelles pluridisciplinaires sur la thématique de nos peurs existentielles et citoyennes, individuelles et collectives. Le groupe était ainsi nommé en hommage au documentaire ethnographique de Jean Rouch immortalisant, en 1955, les pratiques rituelles de la secte religieuse des Haoukas exécutées par les immigrés pauvres d’Accra au Ghana. Ces rites – qui consistaient en l’incarnation par la transe des figures de la colonisation – semblaient aider les Haoukas à maîtriser leur situation de dominés, leurs angoisses.

Pour le regardeur averti, ce soubassement d’aliénation, de colère et d’extase charriait l’exécution impressionnante de Laurence Yadi. Au terme de celle-ci, une fois les trépidations sonores tues, les secouements de la protagoniste apaisés, elle se retournait simplement et quittait la scène en fendant un rideau sombre.

Nuit s’ouvre sur l’entrée perlée de sept danseuses les unes à cour, les autres à jardin. Après un bref noir, on les retrouve engagées dans une ronde hypnotique; puis le cercle se défait laissant les interprètes désolées.

Font d’abord écho à TODAY le franchissement d’un rideau et la foulée initiale neutre des protagonistes. Plus profondément, lui font écho l’idée de transe et, bien sûr, la culture du Multi styles FuittFuitt – vocabulaire de la compagnie inspiré de la danse indienne et des comédies musicales notamment. Et même du déhanché subtil de l’acteur Bill Murray dans La Vie aquatique (2004)!

Comment décrire plus précisément ce singulier phrasé? Peut-être en évoquant des circonvolutions saisissant tout le corps, déroulant les membres des artistes en des directions distinctes mais selon une cadence qui assure son harmonie au mouvement d’ensemble. Pour que ces volutes corporelles – qui se développent du centre vers l’extérieur, dans une forme de soufisme inversé – atteignent à la plasticité la plus libre, Laurence Yadi aime inviter ses interprètes à «fantasmer leur entre-articulations» (sic). Un quart de ton ou «entre ton» gestuel qui donne à la rigueur de la partition chorégraphique tous les dehors de la fantaisie. Les oscillations fuittfuittées semblent une négociation entre ciel et terre, principes apolliniens et dionysiaques.

La danse des 7273 – plus qu’aucune autre – articule des fonctions mimétiques et pragmatiques, au sens où il y a non seulement figuration et donc, chez le spectateur, travail de reconnaissance mais également effet (savamment entretenu par une musique d’un lyrisme à la fois sourd et percussif) sur les nerfs et l’âme de l’assistance. Nuit se voit et se vit – les ondulations du plateau se réverbérant bientôt par-delà les travées.

Yadi et Cantillon se défient de l’intellectualisation du Beau; ils cherchent la forme, le jeu, la gratuité supérieure. On est cependant tenté d’interpréter leur pièce.

Il est une lecture qui paraît s’imposer, mystique, faisant de la ronde, du crépuscule, du nombre des protagonistes autant d’indices d’une cérémonie sacrale.

On peut – plus aventureusement – trouver une signification politique à ce spectacle. Le cercle (quasiment) initial se défait, rappelions-nous, maintenant les protagonistes dans un rythme commun mais vécu solitairement. D’ondoyant, le geste se fait alors pugnace, agressif. Seul le froissement de l’air paraît relier les danseuses.

Suivant cette autre réception, Nuit se présenterait comme une fable reflétant le passage du stade «communautaire» de l’organisation humaine à celui «sociétal» (pour reprendre le vocabulaire de Ferdinand Tönnies in Communauté et Société, 1887), de la «solidarité mécanique» à la «société organique» (au sens qu’Emile Durkheim donne à ces notions in De la division du travail social, 1893).

L’esthétique de la ronde est excessivement chargée. Elle nous fait songer à une œuvre du peintre florentin Sandro Botticelli qui elle aussi a donné prise à nombre d’interprétations mythologiques, morales et citoyennes aussi bien. Ses Grâces imagent un équilibre vivant, saisi dans un mouvement continu (ou revenant éternellement – pour mémoire, ce détail provient de la fresque du Printemps). Cet accord de l’humanité dans la danse, dans une unité forte et laissant pourtant la personnalité individuelle s’épanouir paraît un âge d’or perdu ou un possible désirable mais pour beaucoup utopique.

Comment partir de TODAY, se retrouver et faire à nouveau cercle? Les 7273 n’ont pas la prétention de répondre à notre place. Leur dernière création n’est vieille que de quelques instants lorsque – nous l’avons mentionné déjà – les danseuses entrent en scène et que la lumière s’éteint. Dans ce court noir, cette nuit d’un souffle, intervient la transfiguration, l’énigme résolue du cercle retrouvé.

Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org)

lamarmite.org

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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