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«Regarde, tous ces gens!»

Une grève pour le climat a mobilisé plus de 20 000 jeunes en Suisse le 18 janvier. Alexandre Chollier revient sur l’événement.
Climat

Quelle joie de battre le pavé dans le parc des Bastions à Genève et de se mêler à cette foule bruyante, rayonnante, lançant des cris par vagues, s’apprêtant à braver le froid, la bise et les sourires gênés de passants trop pressés pour être interrogés par ce qui se passe. Quelle joie de voir ces jeunes «jouer un tour» à leurs aînés et prendre la rue pour en faire un espace public où il fait bon se réunir et faire «agora» afin de parler, d’échanger et troquer messages et pancartes, et de s’étonner, toujours s’étonner de combien nombreux ils sont, ensemble.

«Regarde, tous ces gens!» sorte d’apostrophe magique qui me frappe en pleine poitrine et fait de cette foule autour de moi un monde en soi dont les frontières ne cessent de bousculer l’imagination. Car l’on sait qu’à Lausanne, Neuchâtel, Bienne, Sion et dans une dizaine d’autres villes suisses, d’autres jeunes font également l’école buissonnière ce vendredi 18 janvier, et outre-frontières aussi, peut-être pour la première fois de leur vie. Et cette intelligence instinctive, cette force collective que chacun ressent en marchant à côté d’autres que soi. Et cette assurance que la raison et le réalisme sont de leur côté, et qu’il est plus que temps d’interpeller plus âgés qu’eux, en vérité une société tout entière – elle qui dispose du droit de désigner qui est mature et qui ne l’est pas – et d’affirmer qu’on entre en adultie non à 18 ans révolu mais quand on parle vrai.

Voici en fait quelques semaines que le monde bruisse d’échos de mobilisations étonnantes. Une jeune Suédoise de 15 ans qui décide dès la rentrée des classes passée, contre l’avis de ses parents, de tenir le piquet de «grève» tous les vendredis devant le parlement suédois, et ce jusqu’aux élections de l’automne prochain. Un groupe d’activistes anglais qui, quelques jours après la publication du dernier rapport du GIEC d’octobre dernier, bloquent le trafic londonien et dont chaque interpellation pour entrave à la circulation augmente le nombre de soutiens (parmi lesquels on trouve par exemple Noam Chomsky et Naomi Klein). Un mouvement des gilets jaunes qui refuse une taxe climatique jugée injuste parce qu’antisociale. Des associations qui poursuivent en justice des Etats, ou s’apprêtent à le faire.

Dans ce contexte, tant la Klimastreik que la Klimademo à venir du 2 février sont singulières car elles voient, en vue de défier la doxa – il n’a qu’à lire leurs revendications pour s’en convaincre («Neutralité carbone d’ici 2030; Déclaration d’urgence climatique; Préservation du climat plutôt que la croissance») –, des jeunes s’organiser et s’émanciper de toute tutelle. Pendant ce temps, face à elles, c’est bien l’inertie voire l’aveuglement qui règne. Ainsi, et pour en revenir au contexte suisse, un conseiller fédéral à peine élu n’hésite pas à caviarder un rapport visant à mettre en œuvre l’Agenda 2030 pour le développement durable, estimant qu’il n’est pas nécessaire de passer des paroles aux actes. Un Conseil fédéral juge «impossible» d’organiser le sommet de la COP26 à Genève en 2020. Enfin un parlement incapable de s’entendre rejette une loi visant à respecter les Accords de Paris de 2015, alors qu’on sait que ses objectifs sont largement insuffisants en regard de l’accélération actuelle du changement climatique.

Dans son discours de Katowice, lors de la COP24, la jeune Greta Thunberg ne se berçait pour sa part d’aucune illusion, sachant que la classe dirigeante allait, comme à son habitude, être tentée d’ignorer les appels de la jeunesse, d’où un sonore: «Nous sommes ici pour vous dire que le changement est en marche, que vous l’aimiez ou non.»

Impossible aujourd’hui d’échapper à la puissance de cette parole devenue acte. Nous le savons. Le changement prendra place, ce n’est qu’une question de temps. Ne décevons pas les attentes et les espoirs de la jeunesse, même si ceux-ci sont sans illusion aucune. Et sachons, dès à présent, les remercier de cet appel à bousculer les possibles.

L’auteur est géographe et enseignant, à Genève.

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