Chroniques

Un monde implacable et généreux

Transitions

«Puis la vie a tourné sur ses talons de verre / Nous avons voyagé par un monde sévère / Des sanglots étouffés mêlés à ses flonflons». Au tournant de l’année, ce sont ces vers d’Aragon qui me sont venus à l’esprit.

L’année a basculé en hurlant. La France frémit encore des accents imprécatoires des «gilets jaunes». Cette onde de choc s’est propagée jusque chez nous, inondant les tables de réveillon d’un torrent de commentaires plus ou moins acerbes et d’exégèses érudites. Ce qui m’amuse, c’est le côté paradoxal de ces manifestations: le mouvement revendique haut et fort un meilleur pouvoir d’achat, fort bien. Mais pour en faire quoi? En bloquant l’accès aux commerces, il a aussi fait barrage à la surconsommation frénétique qui s’empare des chalands à l’approche des fêtes. Contribution involontaire à la transition vers une société moins gaspilleuse? La décroissance se serait-elle invitée subrepticement sur les Champs Elysée?

L’année s’en est allée en tremblant. L’irresponsable Donald Trump a choisi ce moment pour annoncer, mielleux, qu’il va ramener «à la maison» (c’était aussi l’expression favorite de Christoph Blocher, mais dans l’autre sens, quand il expulsait des requérants d’asile) ses troupes stationnées en Syrie. Au moment même où il va parader avec Madame devant ses généraux en Irak, leur décernant prématurément les lauriers de la victoire sur le terrorisme, il livre ceux qui ont fait tout le travail, les combattants kurdes sans qui Daech règnerait encore sur Kobane et Rakka, à la rage meurtrière du funeste Erdogan. Comme en janvier dernier à Afrin. Ainsi, si Trump a décidé de soustraire quelque 2000 soldats américains aux assauts des islamistes, il en a envoyé 9000 autres à la frontière mexicaine pour affronter quelques centaines de demandeurs d’asile d’Amérique centrale, exténués et dépouillés de tout. Voilà quelqu’un qui sait voir où est le danger! Tremblez, braves gens: cet homme erratique navigue à vue, et c’est lui qui détient les codes nucléaires.

L’année s’est effacée en pleurant. Le Conseil fédéral s’est débiné lâchement face à ceux qui le pressaient d’accorder un pavillon suisse à l’Aquarius, le navire de Médecins sans frontières. Il estime qu’il faut d’abord définir une politique commune avec l’Union européenne et qu’on ne peut pas laisser un bateau errer en mer tant qu’on n’a pas désigné le pays chargé de l’accueillir. Autrement dit, tant que les bureaucrates n’ont pas mis la dernière main à leurs improbables schémas de «relocalisation», on doit laisser les demandeurs d’asile se noyer. C’est comme si les pompiers n’avaient pas l’autorisation d’éteindre l’incendie avant que les autorités n’aient établi des plans coordonnés pour reloger les habitants. Tout le monde sait pourtant qu’en Europe plus personne ne se coordonne avec qui que ce soit et que la politique migratoire est non seulement foireuse, mais criminelle. Loyale jusqu’à l’absurde, la Suisse est seule à y croire encore. Sans doute parce que ça sert ses intérêts. Le cimetière marin, l’abîme dont l’Aquarius a sauvé 30 000 vies en deux ans, reste donc bien profond, prêt à accueillir de nouveaux naufragés, ou alors les redoutables gardes-côtes libyens et leurs acolytes, continueront à s’enrichir en torturant et rançonnant les rescapés. Pleurer d’impuissance…

L’année s’est terminée en chantant. Pris d’un élan irrépressible et généreux, les citoyens, les grands-parents, les aînées, les jeunes, les vieux, les gays, les collégiens se sont mis en marche pour forcer les autorités à agir pour le climat, si nécessaire par des procédures judiciaires. Ils sont bientôt 2 millions en France à s’être engagés dans «l’affaire du siècle», une pétition qui se propage de manière virale dans tout l’Hexagone. En Suisse et ailleurs dans le monde, des tribunaux ont été saisis. Bientôt peut-être le crime contre l’environnement, l’écocide, sera reconnu au même titre que le crime contre l’humanité, et les gouvernements ébahis entreront, à reculons, dans une nouvelle imension de l’action politique.

L’année a tourné les talons en riant. D’un coup d’un seul, deux nouvelles conseillères fédérales ont été élues. Les féministes se congratulent, soulagées. Pas sûr cependant que ces deux-là seront parmi les femmes en grève en juin 2019.

Tout ça pour dire quoi? Que les gens se bougent. Qu’en s’engageant, ils découvrent la force des liens qui se nouent. Que des colères amalgamées s’incarnent dans des foules éperdues qui tiennent la rue ou les réseaux sociaux. Ce n’est ni la lutte des classes ni le grand soir, et cela n’a rien de nouveau. Mais c’est puissant. A partir de là, soit les exaspérations du «peuple d’en bas», à force de sublimation, parviendront à opérer le glissement nécessaire de la rébellion vers la démocratie, soit la désaffection du politique nous conduira vers le populisme, voire le fascisme. Les paris sont ouverts. Bonne année à tous!

*Ancienne conseillère nationale.

Opinions Chroniques Anne-Catherine Menétrey-Savary

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lundi 8 janvier 2018

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