Chroniques

Enseignement et obligation de neutralité

L'actualité au prisme de la philosophie

La neutralité religieuse, politique, économique et philosophique constitue une obligation qui s’applique aux enseignants dans l’Education nationale en France. Pourtant, la situation actuelle au Brésil nous amène à réfléchir de nouveau sur l’interprétation qu’il faut donner à cette obligation.

Le mouvement de l’école sans parti. Le Brésil a connu une dictature militaire entre 1964 et 1985. La constitution démocratique brésilienne institue que les enseignants doivent développer le pluralisme dans les salles de classe. Le pluralisme des partis politiques, de la presse, des opinions constitue effectivement une caractéristique de la démocratie. On peut ainsi supposer qu’un enseignement qui met en œuvre le pluralisme dans les écoles peut ainsi développer une éducation à la citoyenneté démocratique.

Le mouvement conservateur brésilien «L’école sans parti» (Escola sem Partido – ESP) ne le voit pas ainsi. Il veut au contraire imposer la neutralité aux enseignants. La neutralité vise, selon l’ESP, à combat-tre l’endoctrinement marxiste des élèves à travers la pédagogie de Paulo Freire, ainsi que la «théorie du genre» à l’école. L’école serait là pour instruire et non pas pour défendre des valeurs qui s’opposent à l’éducation des familles.

Cette vision de l’éducation est reprise par le nouveau président du Brésil, Jair Bolsonaro, lequel compte présenter un projet de loi qui reprend les idées de L’école sans parti. Pour lui, l’école doit être neutre en adoptant une pédagogie basée sur l’éducation par les preuves scientifiques et en se centrant sur les fon-damentaux – le portugais, les mathématiques et les sciences. L’objectif de l’école est uniquement de pré-parer les élèves à avoir de bons emplois plus tard.

Les opposants à Jair Bolsonaro ont une autre interprétation de l’usage qui est fait de l’obligation de neu-tralité. Cette obligation vise à interdire aux enseignants d’aborder les questions économiques sociales. De ce fait, la philosophie et les sciences sociales deviendraient des enseignements uniquement optionnels. Si Paulo Freire est pris comme cible, c’est qu’il a défendu dans sa pédagogie le développement de la cons-cience critique sociale et la lutte contre les discriminations. Ainsi écrit-il dans Pédagogie de l’autonomie: « Que quelqu’un devienne machiste, raciste, qu’il méprise les classes sociales dominées (…) il s’assume comme transgresseur de la nature humaine. (…) Toute discrimination est immorale, et lutter contre elle est un devoir».

Quelle place pour l’obligation de neutralité? Paulo Freire considère que la pédagogie porte un projet poli-tico-pédagogique de lutte contre les inégalités et les discriminations sociales. Peut-on estimer, comme l’affirme l’Ecole sans parti, qu’une telle finalité relève de l’endoctrinement communiste?

Pour tenter de répondre à cette question, on peut établir une comparaison avec la France où l’obligation de neutralité figure explicitement dans le statut du fonctionnaire et donc des enseignants de l’Education nationale.

Tout d’abord, il est nécessaire de remarquer que le référentiel des enseignants en France affirme que les enseignants doivent lutter contre les discriminations (items n°1 et 6 du référentiel). Par conséquent les enseignants sont neutres, mais ils ne le sont pas relativement à la lutte contre les discriminations. Si, à ce sujet, on analyse les rapports concernant l’Education nationale, on peut relever que sont ciblés en particu-lier les discriminations en raison de la situation économique (pauvreté), du sexe, de l’orientation sexuelle et de l’apparence de genre; le racisme et l’antisémitisme; les discrimination en lien avec la situation de handicap.

Mais il est nécessaire d’aller plus loin dans la réflexion. Quelle peut être l’attitude d’un enseignant face à des discours publics d’organisations militantes ou de personnalités politiques qui développent des propos à caractère discriminatoire?

Un rapport de 2016 de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance enjoint la France à lutter contre la rhétorique raciste de certaines personnalités politiques. De manière générale, il faut noter que le droit européen concernant la non-discrimination refuse les discriminations comme celles liées au sexe, à la «race» ou encore à l’orientation sexuelle.

De ce fait, il apparaît que la lutte contre les discriminations se situe au-dessus de l’obligation de neutralité des fonctionnaires. Elle ne relève pas d’un choix partisan politique, mais de conventions internationales.
Ainsi, on pourrait imaginer qu’un gouvernement national puisse changer le droit interne pour y faire admettre des discriminations. Mais il ne relève pas d’un seul gouvernement national de pouvoir modifier des conventions internationales.

La situation actuelle au Brésil a ceci d’inquiétant qu’elle semble vouloir instaurer une obligation de neutralité des enseignants afin de leur interdire de défendre ce qui constitue une dimension importante d’une éducation démocratique, à savoir la philosophie des droits de l’homme se caractérisant par le refus des discriminations.

Enseignante en philosophie et chercheuse en sociologie, présidente de l’IRESMO, Paris, iresmo.jimdo.com.
Publications récentes: Bréviaire des enseignant-e-s – Science, éthique et pratique professionnelle, Editions du Croquant, août 2018, et Philosophie critique en éducation, Didac-philo, novembre 2018

Opinions Chroniques Irène Pereira

Chronique liée

Connexion