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Tout-ce-que-tu-voudras

Publicitaires et producteurs utilisent un double langage pour provoquer l’acte d’achat en déresponsabilisant le consommateur. Sont invoqués à cet effet les principes du développement durable. Echec du concept? Non, rétorque Alexandre Chollier, qui montre que le développement durable est un outil de la prédation néolibérale.
Novlangue

Trois petites piles au creux de la main, avec lesquelles on est tenté de jouer. Trois concentrés d’énergie, sans laquelle toute société data-centrique s’effondrerait du jour au lendemain. Trois raisons aussi de se retourner sur le consumérisme ambiant et sur la novlangue du néolibéralisme.

Ces piles, je les «sors du chapeau», et ce n’est pas une formule. Pouvant se loger dans à peu près n’importe quel objet portable peu gourmand en énergie, celles-ci étaient dissimulées dans la doublure d’un bonnet jaune en feutre synthétique portant logo d’une bière suisse. Souligné par cinq lampes LED en forme d’étoiles, ce bonnet est muni d’un interrupteur permettant de les allumer et éteindre à loisir.

Apparemment entre 3000 et 5000 de ces chapeaux ont été distribués l’autre soir à la patinoire des Vernets à Genève; quelques dizaines de milliers d’autres dans les différentes patinoires du pays l’ont été ou le seront à n’en point douter d’ici peu. On appelle ça, dans le jargon du merchandising, un «objet publicitaire innovant». Innovant ou non, il est aisé une fois le match terminé d’estimer, pile ou pas pile, son degré de «jetabilité».

Si sidérant soit-il, cet exemple ne surprend personne. Il faut dire que, dans nos sociétés, la place de la publicité a valeur d’évidence. Qu’on se retourne ou non sur les budgets colossaux qu’elle draine année après année – près de 500 milliards de dollars à l’échelle de la planète –, qu’on s’en émeuve ou pas, s’y opposer, lutter contre, c’est courir le risque de devenir inaudible dans l’instant. Peut-être parce que grâce à elle, et comme le remarquait il y a près d’un demi-siècle Jean Baudrillard dans La société de consommation, on a appris à la masse des consommateurs à vivre la profusion comme un effet de nature.

Voilà pourquoi comprendre la publicité exige de la dénaturaliser, de la soustraire à l’évidence. Et, pour cela, rien de mieux que de se retourner sur le double langage de ses thuriféraires, les publicitaires, occupés qu’ils sont à nourrir la fièvre consommatoire, tout en travaillant en continu à nous déculpabiliser. Et de remarquer qu’à leurs yeux l’objet publicitaire nourrit des sentiments d’estime et de sympathie capables de se traduire en succès durable, sans pour autant créer aucun déchet «inutile»…

Ce type de langage se retrouve chez le producteur, pour l’occasion brasseur, quand, lisant son «Rapport sur le développement durable», on apprend qu’il se soucie des questions environnementales et sociales, qu’il «prépare l’avenir» et que, dans ce but, il cherche en permanence à «perfectionner [sa] chaîne de valeur dans l’intérêt d’un développement durable». Ou quand, appelant à la rescousse sa maison-mère – la multinationale Carlsberg – il donne la parole à son CEO pour ce qui s’apparente à une profession de foi: «Le développement durable me tient à cœur et convient parfaitement au credo de Carlsberg: ‘une brasserie au service d’un présent et d’un avenir meilleurs’». Puis creusant encore cette veine: «Le groupe Carlsberg continuera à l’avenir de soutenir le Pacte mondial des Nations Unies et l’application des dix principes en faveur d’une mondialisation plus sociale et plus écologique.»

Voulant en savoir davantage sur le dit Pacte, on tombe très vite sur le site du «Global Compact» – un programme de responsabilisation des sociétés présenté par Kofi Annan en janvier 1999 lors du forum de Davos, puis initié l’année suivante et comptant aujourd’hui près de 10 000 compagnies affiliées – et sur l’injonction suivante en forme d’équation: «Act responsibly [agis de façon responsable] + Find opportunities [trouve des opportunités]». Les opportunités en question étant, il va de soi, les «17 Objectifs du développement durable de l’ONU» (ODD).

De l’objet publicitaire jetable aux ODD, et de ceux-ci jusqu’aux juteux profits qu’ils rendent possibles, il n’y a donc qu’un pas. Doit-on alors déplorer l’échec apparent du développement durable à atteindre ses objectifs ou, au contraire, reconnaître sa réussite, en ce sens qu’il remplit parfaitement les fonctions que le monde des affaires lui attribue en toute bonne foi?

Au fond, tout est question de langage. Car si l’objet publicitaire est, comme on nous l’assure, au service d’un présent et d’un avenir meilleurs, tout est possible, absolument tout… sauf bien sûr ce qui viendrait menacer l’ordre libéral. Le temps de la prêche du «multi-tout-ce-qu’on-voudra» (Eric Hazan, LQR: la propagande du quotidien) bat son plein.

Géographe et enseignant, Genève.

Opinions Agora Alexandre Chollier Novlangue

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