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Images militantes, mémoire et sources de l’histoire

Images militantes, mémoire et sources de l’histoire
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La photo montre une trentaine de femmes autour d’un local visiblement laissé à l’abandon depuis quelque temps. Les banderoles illustrent leur lutte et l’action qu’elles y mènent: elles viennent d’occuper cet espace pour en faire un lieu de rencontre et d’échanges entre femmes. Quelques hommes sont là, quelques enfants aussi. Le Mouvement de Libération des Femmes existe alors depuis cinq ans à Genève et ses militantes n’en sont pas à leur première occupation. En ce premier mai 1976, elles ont décidé d’en tenter une nouvelle dans le quartier des Grottes. L’occupation tient jusqu’au mois d’août, puis les bulldozers viennent détruire la verrière et l’immeuble est muré. En réaction, les femmes vont murer la porte de l’administration municipale à l’Hôtel de Ville.

Outre qu’elle montre cette belle action, la photo témoigne aussi de ce que signifie l’occupation en tant que pratique militante. Il y a ce temps long, pendant lequel il faut assurer une présence sur les lieux, comme l’illustrent les deux femmes qui tricotent au premier plan. Les copains/ines viennent aussi soutenir l’action, afin d’être plus nombreux/ses en cas d’intervention policière.

La photo offre donc plus qu’une illustration, elle est une véritable archive qui témoigne des pratiques militantes en donnant à voir des actrices et des acteurs en action. Ce précieux matériau est le fruit du travail de l’agence Interfoto. Créée en 1976 par un groupe de photographes, elle se donne comme objectif de documenter des thèmes politiques qui n’attirent que peu l’attention de la presse généraliste: manifestations, occupations, luttes syndicales et mobilisations de quartiers. L’association est proche des syndicats et des mouvements de la gauche, auxquels elle met à disposition ses photographies, comme en témoigne la galerie des unes visibles sur son site internet. On y trouve des journaux comme ToutVaBien Hebdo, les périodiques des partis de gauche, des syndicats et même Le Courrier! A l’époque, l’agence livre ses négatifs et touche une rémunération si le cliché est publié.

La photo de l’occupation du local des femmes en 1976 est tirée du dernier ouvrage d’Interfoto: Nos rêves sont plus longs que vos nuits. Ce volume complète une série commencée à la fin des années 1970 pour documenter des luttes et donner à voir le quotidien des habitant-e-s de la Suisse par des images d’une grande qualité photographique. Ces clichés portent un regard un peu décalé et bousculent les idées reçues d’un pays bien calme où tout est propre en ordre. Au fil du temps, l’agence Interfoto a réuni 150 000 photos de tout le pays, dont une partie montre les mouvements qui luttent contre les injustices politiques et sociales.

La démarche d’Interfoto s’inscrit résolument dans une démarche collective, entre les photographes d’abord, puis avec les sujets qu’elle choisit: le quotidien des personnes, les mouvements militants et leurs mobilisations. Le premier volume publié en 1979, Vivent les Grottes, est consacré au quartier éponyme et à la lutte de ses habitant-e-s qui résistent à une transformation radicale de cet espace urbain. Aujourd’hui, Vivent les Grottes est aussi une magnifique source pour l’histoire qui donne à voir non seulement le bâti, mais aussi la vie quotidienne qui y prend place. Il montre également la mobilisation à travers les photos de maisons occupées et les banderoles («Les Grottes doivent vivre. Maison habitable = Maison occupée»), qui témoignent d’une volonté de réinvestir ces espaces de vie. Le deuxième opus, Les coulisses du travail (1982), documente le quotidien des travailleurs et travailleuses. Il montre à la fois le travail en situation, les personnes et les machines, mais aussi les rapports de pouvoirs qui ont cours dans l’espace professionnel. L’instantané de la vie quotidienne y est capturé d’un coup d’œil acéré.

En 1989, Une saison sans fin offre un arrêt sur image consacré à la vie des saisonnières et saisonniers. A nouveau, les photos nous plongent dans l’univers des protagonistes, ces hommes et ces femmes dont l’économie ne saurait se passer, mais dont les conditions de vie et de travail sont très précaires. Cette précarité apparaît très clairement dans les clichés qui documentent une tranche rarement mise en lumière de l’histoire sociale helvétique.

A sa création, l’agence Interfoto entendait fournir un matériau photographique pour illustrer et soutenir les luttes. Ce qui était à l’origine un acte militant est aussi devenu au fil des années une démarche mémorielle. Ces images sont également une source précieuse pour l’histoire politique et sociale de la Suisse.

  • Historienne.

Lire aussi P. Bach, Interfoto, bilan des luttes, Le Courrier du 5 octobre 2018.

Le site d’Interfoto: http://www.interfoto.ch/

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