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Une leçon solaire

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Lausanne aura été le théâtre d’un événement astronomique rare: l’escale du Soleil, un mois durant, dans une aile transfigurée du Palais de Beaulieu. Nul dérèglement climatique à l’origine d’une telle stase: l’obstination d’un homme, le metteur en scène Omar Porras, et l’engagement à sa suite de l’équipe du TKM et d’une constellation de théâtres et collectivités publics romands.

Les chiffres de la fréquentation d’Une Chambre en Inde, les vibrants saluts qui arrosèrent l’ultime représentation de la troupe d’Ariane Mnouchkine indiquent l’incontestable succès de l’opération. Certains, cependant, ont déploré un spectacle moins abouti que 1793, L’Age d’or, Les Atrides ou le cycle shakespearien – pour parler de quelques-uns des triomphes de la Cartoucherie.

La construction de cette Chambre tout en discontinuités a pu décontenancer. En effet, malgré une trame plutôt limpide (la reprise au pied levé de la direction d’une troupe par le personnage de Cornélia et la mission, pour elle, d’imaginer – en une nuit – un spectacle sur l’état du monde), des saynètes aux tonalités fort contrastées (sketches mettant en scène des Talibans, traversée de plateau de Gandhi, irruption de singes, dialogue avec Shakespeare, etc.) se succèdent à un rythme soutenu. Or, pour le goût classique, la beauté d’un spectacle tient à l’unité de sa forme.

Cette même exigence a pu se trouver troublée par une interprétation passant – sans ciller – du burlesque au Terukkuttu, des miasmes de la diarrhée à l’ineffable poésie.

Ce baroquisme n’est, toutefois, pas gratuit. Il témoigne de la sérendipidité à l’œuvre dans tout processus créatif. Le fait que le spectacle ne sublime pas la confusion des formes et des séquences renvoie, en outre, à l’illisibilité du monde.

Enfin et plus fondamentalement, le choix l’hybridation ne s’impose-t-il pas lorsque l’on souhaite donner la parole aux misérables comme aux puissants, restituer les intrigues courtisanes comme les doléances des marges, qu’adviennent à la scène leurs langues et gestus respectifs?

Plus sérieuse nous paraît la critique «métaphysique» d’Une Chambre en Inde.

D’aucuns y décèlent une forme de manichéisme ou des réductions n’évitant pas le point Godwin: ainsi l’analogie appuyée entre terroristes et nazis dans le poignant écho au Dictateur de Charlie Chaplin. Honore-t-on l’intelligence à voir dans les intégristes religieux ou même Hitler des démons en action? Le destin du peintre autrichien raté, par exemple, n’aurait-il pu demeurer insignifiant si certaines circonstances n’avaient pas été réunies: le manque de mesure du Traité de Versailles de 1919 d’abord, l’hyperinflation des années 1921-24 ensuite, puis la crise économique du début des années 1930, enfin la logique antagoniste entre sociaux-démocrates et communistes et, face aux tensions sociales, le penchant d’un certain Capital pour une solution autoritaire, etc.?

C’est la force dramaturgique d’un Brecht – dans Sainte-Jeanne des abattoirs ou La Résistible Ascension d’Arturo Ui – de révéler la complexité du réel en démultipliant les plans.

Alors que l’on a pu, un temps, se gausser de l’inlassable engagement de Mnouchkine en faveur des droits humains et de la démocratie, force est de constater qu’il s’avère aujourd’hui d’une pertinence irrécusable. Pourtant, lorsqu’il distribue les bons et mauvais points de par le monde, l’universalisme occidental gagne à se rappeler les mises en gardes des décoloniaux: Aimé Césaire ou, plus près de nous, Amartya Sen. La démocratie peut s’envisager autrement que dans nos contrées; la délibération collective a connu dans le Sud des formes différentes mais non moins intéressantes qu’à Athènes, Paris ou Washington.

Quant aux droits humains, remarquons qu’ils ont vu leur éclat terni en servant d’étendards à maintes interventions brutales. La «civilisation occidentale» se réclame à bon droit des Lumières, mais c’est rarement sous les traits de Spinoza ou de Diderot qu’elle s’est présentée en Afrique, en Asie ou en Amérique latine.

Il n’en demeure pas moins que la venue du Théâtre du Soleil aura subjugué les amateurs de théâtre qui écument les salles en mendiant quelque instant de grâce. Cette Chambre en égrena plusieurs. Que l’on se remémore les chants magnétiques et déchirants de Draupadi et Ponnourouvi ou cette trappe nous plongeant dans l’enfer d’Alep; à l’effroi succède le baume d’une présence toute d’attention et de tact, celle du médecin Tchékhov. Que dire aussi du plaisir si consubstantiel au théâtre de voir les signes changer de nature: ainsi ce domestique soumis à la Beauté cruelle et brandissant soudain sa serpillière pour en faire une guitare ponctuant sa lamentation. Nous restera également en mémoire la danse toute en retenue et même un temps suspendue de Madame Murti – lorsqu’elle élargit la chevelure de son amant ou qu’elle étreint du regard son souvenir fugace et prêt, déjà, de s’effacer.

Ce théâtre-monde, ce théâtre du corps, de ses bras étreint notre Temps remplissant avec ardeur sa mission d’intérêt public. Par la chaleur de l’atmosphère qui accueillait les spectateurs, le Soleil nous donna une dernière leçon – pas la moindre: l’hospitalité.

Le théâtre est une fête quand il célèbre la confiance en l’Homme et l’Espoir.

* Historien et praticien de l’action culturelle (mathieu.menghini@lamarmite.org).
Lire aussi notre critique d’Une Chambre en Inde du 6 novembre

Opinions Chroniques Mathieu Menghini

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lundi 8 janvier 2018

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